Note sur Poésie et Philosophie

(Trois muses sur un bas-relief de Mantinée attribué à l'atelier de Praxitèle)

Des rapports ambigus

Poésie et philosophie entretiennent dès l'origine des rapports quelque peu ambigus ; il s'agit d'une relation de couple difficile fondée sur une dissension radicale, préservant malgré tout une sorte de perspective commune, voire un secret désir d'unité. Si, historiquement, la philosophie se définit semble-t-il contre la poésie, il n’en reste pas moins qu’elle commence avec elle, qu'elle l'utilise relativement souvent, enfin qu’elle ne s’en dégage que progressivement et jamais totalement.

Une origine commune

Pythagore, Parménide, Empédocle traduisent encore leur pensée en poèmes et utilisent des rythmes et des mètres tout à fait classiques. La forme poétique présente une signification et une utilité évidentes dans un pays qui s’est donné pour éducateurs et pour théologiens ses deux plus grands poètes, Homère (“L’Iliade” et “l’Odyssée”) et Hésiode (“Les Travaux et les Jours”, “La Théogonie”). Ce qui vaut pour la forme vaut aussi pour le fond. Voir et savoir sont, en grec, étymologiquement liés (eidos : image, idée) : la volonté (philosophique) de savoir ne repose-t-elle en dernière instance sur un désir (poétique, “naïf”) de voir ?

La philosophie commence donc dans la poésie, et c'est ce que confirment Platon et Aristote en parlant d'"émerveillement" : “Car cette passion est vraiment d’un philosophe : l’émerveillement” (Théètète, 155 d.). Le second : “c’est par l’émerveillement que les hommes (...) ont commencé à philosopher” (Métaphysique, A2, 982b). L’émerveillement n’est rien d’autre en effet que le premier témoignage de la conscience qui au lieu de s’attaquer aux choses pour les transformer ou les consommer, les accueille dans leur nature propre et s’étonne de ce qu’elles sont. Ce n’est pas autre chose que la théorie, au sens de vision ou  contemplation, la fameuse theoria grecque. Or qui nierait que l’émerveillement n’ait sa source dans la “louange” poétique des choses ? Quant au mythe lui même, dans son aspect “archétypal” ou “paradigmatique”, il est au fond l’ancêtre de l’Idée et en tout cas une incitation à la pensée. Platon en use lorsqu’il doit énoncer une vérité peu démontrable... Or toute l’ambiguïté est là : d’un côté Platon récuse la mythologie de son temps, la réserve aux bonnes femmes et aux enfants, de l’autre il n’hésite à y recourir pour appuyer son discours. Il est vrai que le mythe n’a plus alors une signification fondatrice et première. 


Un dissensus

Outre le poème, qui convient assez mal à l’abstraction philosophique, les grecs utilisent aussi fréquemment la maxime qui est un genre hérité du proverbe populaire. Cette “popularisation” de la forme littéraire, par exemple chez Héraclite ou Démocrite, est significative à plus d’un titre. D’abord elle engage la philosophie sur la voie d’une expression résolument prosaïque, aisément transmissible, donc plus rationnelle. Ensuite la maxime présente un intérêt certain pour l’éthique, la pensée morale. Pour l’abstraction, elle ne serait que trop performante ; trop ramassée, elle conduit au paradoxe ou à l’obscurité (Héraclite n’a pas volé sur surnom “d’Obscur”...).

Pour en venir au dissensus, proprement dit, que reprochent principalement Socrate et Platon à la fois au mythe, à la poésie et à toute la littérature de leur époque ? Pour la mythologie, il se trouve que la morale des héros paraît bien dépassée et s’oppose aux progrès politiques et moraux que préconisent ces philosophes grecs. A l’art et à la poésie, Platon reproche de ne s’adresser qu’à la sensualité et aux passions, ce qui contrarie les exigences rationnelles de la philosophie. A ses yeux, l’artiste en général n’est qu’un marchand d’illusion, car son art n’est qu’imitation et même imitation des apparences. En fait c’est toute une vision du monde, une vision justement trop "poétique", imaginaire pourrait-on dire, qui se trouve contestée. La philosophie elle-même se veut une vision globale du monde, mais elle juge la version “poétique” de cette vision un peu trop mystifiante. A l’art, la critique socratique préfère par exemple l’efficacité technique. Au peintre qui se contente de dessiner un lit, elle oppose l’artisan qui va le fabriquer, le comprendre en ses moindres détails et donc s’en faire une vision beaucoup plus complète, beaucoup plus réelle que celle, tronquée, du peintre...

Au total l’expression idéale pour le philosophe sera le dialogue, le dialogue parlé. Premièrement il a une teneur assurément prosaïque, anti-poétique, deuxièmement il repose essentiellement sur la raison et la logique, pour convaincre, tout en comprenant une part de rhétorique et de "belles tournures", éventuellement, pour persuader. La rationalité du dialogue, mais aussi ses facilités d'usage, sont sans doute les raisons pour lesquelles Socrate a refusé la littérature jusque dans son support matériel : l’écriture ; c’est sûrement la raison aussi pour laquelle il n’a strictement rien écrit, laissant à Platon le soin de lui servir de Scribe (ce qui est paradoxal car ce même Platon, par ailleurs, n’a pas manqué lui même de dénigrer l’écriture !). 


Un attelage persistant

Donc la philosophie cherche à se dégager du mythe et de la poésie, mais elle ne peut le faire qu’en composant, bon gré mal gré, avec eux, et ce dégagement reste progressif. Cela vaut pour les origines grecques de la philosophie, comme on l'a vu ; cela vaut aussi pour la philosophie moderne et contemporaine. D’une part le texte philosophique contient des éléments éminemment poétiques ou littéraires : je peux faire le récit d’une expérience ou d’une vie dont je vais me servir comme d’un “modèle” ou un sujet de réflexion ; je peux également faire le récit d’une découverte ou d’un itinéraire philosophique (voir Descartes, le Discours de la méthode) ; tout comme je peux me laisser aller à l’exaltation poétique d’une idée particulièrement enthousiasmante... D’autre part, la littérature elle-même (roman, théâtre, ou poésie) n’est pas exempte de parenthèses philosophiques, quand ce n’est pas l’oeuvre tout entière qui n’affiche ouvertement une signification morale ou philosophique : voir les contes philosophiques au 18è siècle, voir les oeuvres de Jean-Paul Sartre, Michel Tournier, la littérature “à thèses”, etc. Et l’espèce des romanciers-philosophes n’est pas encore en voie d’extinction...

Faisons, en guise de transition, une remarque plus spéculative : et si la pensée sous sa forme logique la plus accomplie, philosophique, et même mathématique, n'était finalement qu’”un” mythe parmi d’autres, “un” poème d’une espèce particulière ? En somme, et si - par delà la philosophie elle-même - la pensée la plus haute, la plus essentielle, était une pensée poétique ? C'est cette petite musique qu'une certaine philosophie contemporaine a commencé à faire entendre...


Un renversement : la "pensée poétique"

La question, un peu surprenante, que nous devons nous poser maintenant est celle d'un éventuel renversement de la philosophie par la poésie. Celui-ci serait rendu possible (par subversion) à cause des “germes” poétiques contenus dans le texte philosophique ; mais il faut se souvenir que ce mouvement correspondrait alors à un retour, puisque la poésie serait dans ce cas considérée comme originelle : c’est l’avis de Heidegger.

Contrant toute la tradition philosophique, et à la suite de Nietzsche, Heidegger se lance délibérément dans une quête de la seule véritable pensée qui est pour lui poésie. Il s’agit, par-delà l’idéalisme platonicien, le rationalisme réducteur et l’idéologie technicienne occidentale, de retrouver l’inspiration pré-socratique. — Pour prendre les choses d’assez haut, rappelons le statut très avantageux que les notions d’Art et d’Œuvre prennent aux yeux d’Heidegger : “L’art est la mise en œuvre de la vérité”. Cette vérité n’est pas transmise par le langage, la parole, elle est le langage et la parole, non comme raison, discours, mais comme dire (das Gedichte en allemand) : le “dire” est ici l’équivalent de l’”Etre”. Pour Heidegger, le poète du Dict par excellence est Hölderlin. La fonction première du poète est de nommer les choses, non seulement pour leur donner un nom, mais pour les convoquer, les laisser éclore en leur être, et pour donner à l’homme une “demeure” dans une véritable “habitation poétique” du monde. Or cela seul est vraiment penser, voire philosopher. En effet ce dire poétique fait écho à la pensée de la nature comme épanouissement et éclosion dans la présence chez les philosophes présocratiques, notamment Héraclite. Pour Heidegger, “le langage est la maison de l’être”, et c’est pourquoi il dénonce la réduction du langage au rang de simple instrument de communication ; seule la poésie peut nous mettre en rapport avec l’être lui-même.

Cette essentialité ou cette noblesse du dire poétique n’est pas seulement affirmée par Heidegger, et illustrée notamment selon lui par Hölderlin, un certain nombre de poètes modernes l’expriment ou la revendiquent …au dépend cette fois de la philosophie. Michel Deguy (poète français contemporain) va jusqu’à dire : “La philosophie — pour préparer à la poésie.” Selon Michel Deguy le moment donné où la poésie va au-delà, s’émancipe du philosophique, n'est autre que l'abandon des catégories de sujet et d’objet. La poésie est désobjectivante dans la mesure où, au moins depuis le symbolisme, elle ne traite plus de ceci ou de cela en particulier ; elle traite d’abord d’elle-même, ou bien des "choses" mêmes.


Conclusion

Dès lors plusieurs voies sont offertes, nous en distinguerons au moins trois. 1) Naturellement le poète peut s'adonner à son art poétique sans rien devoir consciemment à la philosophie, à l’”Etre” ou à la “Vérité”, mais il court toujours le risque de philosopher par ailleurs, et mal. C'est la "subjectivité" poético-poétique classique, qui souvent n'écarte la philosophie que pour mieux la célébrer en toute naïveté. 2) Il peut aussi poursuivre une quête infinie du Sens par-delà la philosophie mais aussi nécessairement avec elle : le risque est alors celui du syncrétisme, des mélanges poésie/philosophie dans le texte, de la poésie “savante”, de la spéculation ou de l’abstraction — poésie pauvre philosophiquement et pauvre poétiquement (voie néo-heideggérienne ?). 3) La troisième voie, plus "contemporaine", consistera pour le poète et pour le philosophe à creuser respectivement des sillons bien distincts, sans aucun espoir de fusion (sinon de rencontre), pour que la résistance aux langages totalitaires - si c'est bien l'enjeu - soit enfin effective, c'est-à-dire singulière et multiple, et jamais unitaire. Car la pseudo unité philosophico-poétique, originelle autant que dissensuelle comme nous l'avons vu ici, nous apparait comme un frein, un bridage à la fois pour la poésie et pour la philosophie. Sur cette pente nous semble-t-il la poésie se fait irrésistiblement "active" (performances), "concrète", tandis que la philosophie (à l'opposé des vains "essais" à succès) se réalise comme "théorie inventive", voire comme axiomatique rigoureuse (voir par exemple la philosophie "non-standard" de François Laruelle). Cela n'empêche pas la poésie de penser (mais pas "philosophiquement") ni la philosophie de s'écrire (mais pas "poétiquement").

dm


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