On relève un traitement spécifique de la typographie chez
les pionniers de la poésie concrète, comme chez les poètes futuristes italiens,
tout en restant surpris par l’usage figuratif assez naïf que ceux-ci pouvaient
en faire. En généralisant, trois questions théoriques peuvent être soulevées.
1) Quelle est la signification de la lettre ainsi détachée et relevée de sa
fonction purement signifiante à l’intérieur du mot ? Il semble qu’un tel
processus de matérialisation ("concrétisation") dénote aussi bien une
idéalisation de la lettre « en soi », accédant par là à un statut d’« objet »
particulier. 2) Qu’en est-il exactement des potentialités graphiques,
plastiques, expressives en général du caractère imprimé, et comment
émergent-elles ? 3) La « chose imprimée » peut-elle devenir l’emblème d’un
réalisme radical opposé au subjectivisme « littéraire » ? Et quel est
le rôle de la « machine imprimante » dans ces conditions ?
Le premier point pourra être débattu dans le cadre d’une
présentation du Lettrisme, où apparaissent les présupposés théoriques
concernés. Je l’ai fait plus longuement ailleurs ; je me contenterai ici
de souligner quelques traits
caractéristiques. Déjà le mot « lettrisme », revendiqué par une poésie
essentiellement phonétique, peut paraître inadéquat et trompeur dans la mesure
où – on le sait – il n’y a pas de correspondance parfaite entre les lettres et
les sons, et encore moins entre les lettres et les phonèmes. Naturellement,
dans le cadre strict de la poésie visuelle, les composantes phonétiques et sonores
n’interviennent pas. L’on doit plutôt s’interroger sur l’origine de la lettre
en tant que trait, graphe, graphisme, et pour finir typographie. Seulement
voilà, il n’y a pas de trait qui ne soit déjà re-trait, marque qui ne soit
re-marque. L’« être » de la lettre se perd dans la nuit des origines : quant à
l’invention de l’imprimerie, on sait ce qu’elle doit aux contingences, à
l’Histoire.
Il faut donc s’en tenir à ce que l’on a sous les yeux : des
lettres, des caractères d’imprimerie, et des poèmes. Et des imprimeurs. Ainsi
pour Hansjorg Mayer (Stuttgart), l’activité d’imprimeur se confond avec une
authentique expérience poétique. Nous avons un aperçu de ses recherches
typographiques dans Alphabet 1963 et Typoakhonen 1967,
où chaque fois la lettre est traitée comme un système formel. Elle ne se
rapporte pas à d’autres lettres pour composer un mot, mais exclusivement à sa
propre image et aux formes qui résultent de sa répétition. Ce qui pose le
problème suivant : dans ce processus d’autonomisation, par l’assemblage du
même, c’est paradoxalement l’identité de la lettre qui est remise en question.
En effet, jusqu’où peut-on dessiner (avec) la lettre avant que celle-ci ne
disparaisse comme telle, comme élément d’un alphabet universellement reconnu ?
Sans doute certaines expériences limites de poésie concrète
visent-elles la création d’un langage autonome ; il va sans dire que la
fonction de ce langage outrepasse la « communication » et tend à se résorber,
soit dans une abstraction, soit dans une figuration qui jusque là étaient
l’apanage de la peinture. Or il n’est pas sûr que la question limite de la
poésie se réduise à une confrontation, ou à une assimilation plus ou moins
grande avec le fait pictural : les débordements-transbordements opérés se
meuvent toujours à l’intérieur du système de la représentation. Faisons
abstraction pour l’instant des techniques de collage, de prélèvement textuel,
et de détournement qui s’ajoutent au maniement de la typographie, et
concentrons-nous sur l’« objet-lettre » en tant que tel. Dans les cas les plus
extrêmes il faut souligner l’effet de « concrétisation », soit l’évolution de
l’objet-lettre en objet-poème. Une telle métamorphose s’obtient soit par la
répétition (donc miniaturisation) soit par l’agrandissement (isolement) d’une
même lettre qui imprègne ainsi toute la surface de la page.
On observe souvent le mauvais « traitement » infligé aux
lettres par le trait lui-même… Comme si l’affirmation, la
présence de la lettre s’accompagnaient d’une érosion, d’une « défiguration »
pouvant aller jusqu’à l’effacement. De nombreux poèmes témoignent de ce
paradoxe : la lettre s’avance, mais biffée, pliée, coupée, piétinée, écrasée…
La machine à écrire autorise toute sorte de surimpressions, de brouillages qui
sont constitutifs d’un disfonctionnement voulu et contrôlé. Le
poète profite ainsi des « ratés » de son instrument : interlignes douteux,
encrages insuffisants, bavures, passage impromptu des minuscules aux majuscules
; etc. Du point de vue de la disposition typographique, il va de soi que nos
poètes s’autorisent toute sorte de fantaisies, comme l’écriture « verticale »,
géométrique à angles droits (Kempton), serpentine, labyrinthique, etc. L’usage
de signifiants numériques se prête par ailleurs aux colonnes, aux listes
interminables, qui par leur régularité parodient l’ancienne métrique.
Concluons ce point par le fait que les nouvelles techniques,
les imprimantes ultramodernes conduisent à une « re-définition » (au sens que
connaissent les photographes et les imprimeurs) de la lettre. En effet, si nous
assistons à une contamination croissante de l’écriture par l’image, de la
lettre par le graphisme, c’est seulement parce que, l’informatique aidant, la
machine d’impression travaille avec des « unités » de plus en plus réduites, donc
de plus en plus précises et performantes (le point, et non plus le trait ou la
lettre « toute faite »). En outre, l’informatique introduit la mémoire donc des
possibilités de programmation, de traitement et de variantes : pour le poème
visuel, c’est à la fois la définition du matériau linguistique et les formes
(ou combinatoires) du poème qui s’en trouvent modifiées, démultipliées.
2. Traces
La question de la trace, du trait, de la graphie, et donc de
la calligraphie, renvoie à une problématique philosophique et anthropologique
qui déborde largement notre propos. Pour autant un simple survol de la poésie
visuelle internationale nous place devant ce dilemme : d’une part nous isolons
des pratiques nettement « technicistes » (nécessitant une prothèse technique,
quelle qu’elle soit) centrées sur la typographie ou le collage, où toute notion
de spontanéité subjective est bannie, et d’autre part nous retrouvons un
exercice de l’écriture comme écriture, c’est-à-dire gestualité,
avec ce que cela comporte de fulgurance, un certain lyrisme, etc. Gardons-nous
cependant d’un piège, celui qui consiste à prêter trop facilement à l’ «
écriture » cette dimension originaire ou sacrée, opposable en cela à la
technique. Les philosophes de la « trace », de l’ « écriture », ont
définitivement exclu le recours (et le retour) à une telle conception dont on
peut dire qu’elle dessert plutôt les visées politiques de l’écriture
(c’est-à-dire simplement son efficience). Non, le dilemme ne fait pas mystère :
il s’agit de confronter des pratiques visiblement opposées, peut-être
complémentaires, mais certainement pas contradictoires ; d’ailleurs la vraie
guerre a lieu entre la poésie « littéraire » retranchée dans son conformisme,
et les avancées « à découvert » de cette ultra-poésie – disséminée – dont la
poésie visuelle n’est qu’un fleuron.
Les Logogrammes de Christian Dotremont, à
titre d'exemple, ne nous parlent pas d’un mythe, d’un temps originaire où
écriture et pulsion se confondraient avec les premiers élans de la vie, les
premiers éclats de la matière. Cette écriture ne vise pas davantage la conquête
d’un espace qui métaphoriquement serait celui de la peinture. Ce serait
reconnaître implicitement une rivalité, une opposition radicale entre écriture
et peinture ; ce serait nier l’effort par lequel la poésie visuelle exploite
justement cette différence, pour elle-même et en elle-même, c’est-à-dire en se
différenciant de l’écriture « convenue ». Autant dire qu’ici comme ailleurs,
c’est d’une syntaxe qu’il retourne, d’une formalisation bien plus que d’une
force à l’état brut.
Certains poètes se contentent d’une « stylisation » plus ou
moins bien « léchée », suivant en cela les maîtres calligraphes du Moyen Age !
D’autres exhibent leurs propres brouillons, visant ainsi à « brouiller » la
réception du poème en même temps que sa genèse : subsiste une tentative
d’écriture qui est comme la tentation de la poésie. Ce même rapport naissant à
l’écriture se manifeste dans les gribouillis de l’enfance, et leur imitation
plus ou moins naturelle : taches, « pâtés », tremblés, ratures, ratages
renvoient moins au charme et à une naïveté juvéniles qu’à une cruauté (voire
une saleté) inhérente à l’acte d’écriture : l’enfant qui ne peut plus, qui ne
doit plus crier va donc écrire, tracer, strier, griffer, gratter – pour faire
mal. Sauvagerie, peut-être…, mais l’on voit ce que cette force et cette dépense
doivent à l’aliénation (à l’Autre). Mentionnons à ce titre, pour leurs aspects
« fautifs », contestataires, donc forcément précipités et inachevés les très
nombreux graffitis repris dans la poésie visuelle (mais la photographie
intervient ici comme médium supplémentaire).
Quant aux « graphes » en eux-mêmes, construits et compris
comme éléments possibles d’un alphabet, leur intérêt n’est pas moins certain ;
mais si les techniques changent de fond en comble – le crayon remplaçant la
machine à écrire – nous ne voyons pas qu’il faille les distinguer des créations
typographiques originales. Certes les opérations ne sont plus les mêmes : la
brisure, la coupure le cèdent volontiers à la torsion, la surimpression à la tâche
d’encre, enfin la répétition (d’une lettre) à la ligne manuscrite continue.
Alors, « machinuscrits » et manuscrits, même combat ? Oui puisque la guerre, nous
l’avons dit, est ailleurs.
Une des tentatives les plus convaincantes de « tracécriture
» - que l’on assimilera, non sans réserve, à la poésie visuelle – est due au
français Christian Rivot, directeur dans les années 80 de la revue L’Ortie.
L’on y voit se mêler, s’entrecroiser, s’« emboutir » et enfin aboutir
différents états du texte poétique, sémantiquement et graphiquement
représentés. La vivacité du trait, sa violence, ne suppriment pas vraiment le
sens mais plutôt l’excèdent en l’excitant, l’efface en le redoublant...
3. Collages
Avec le collage nous touchons au cœur de la poésie visuelle,
non parce qu’il attesterait une filiation entre l’art et la poésie via certains
courants historiques (le cubisme par exemple) mais parce que, plus
fondamentalement, le collage manifeste le côté hybride et indéfinissable de la
poésie visuelle. Il est facile de vérifier que l’hétérologie préside à toute
forme de collage, au point que celui-ci n’admet aucune définition univoque. De
multiples locutions, produites par le sens commun, le prouvent amplement : «
être collé », « coller une baffe », « poser une colle », « pot de colle »…
Face au risque de dispersion, nous proposons une approche à
la fois structurale et minimale du procédé artistique du même nom. La mise en
structure possède un avantage, c’est de respecter et même radicaliser le
paradoxe du collage, à savoir : le collage « propre » ou «proprement dit »
n’existe pas (pas plus que la lettre en soi, la typo en soi, la trace en soi).
Le mot "coller" lui-même est manifestement un collage, un
redoublement : "col-ler". De la même manière, coller se fait (au
moins) en deux fois : dé-coller, re-coller. Soit deux opérations elles-mêmes
doublement constituées. En effet la première suppose déjà une dualité entre le
fragment découpé (objet, image, texte) et le corps constitué sur lequel ce
prélèvement s'effectue ; mais la deuxième opération n'est pas moins duelle,
dans la mesure où tout fragment - qui ne saurait durer comme tel - réapparaît
aussitôt dans un assemblage, une recomposition qui n'est pas un
"milieu" naturel mais plutôt un corps hétérogène (ou fracturé). Ainsi
passons-nous d'un corps à l'autre, d'une volonté de scission (le coup de
ciseau, la sélection) à un effet de scission (les allotopies constituées, le
"collage"). Contrairement - peut-être - aux apparences, cette
structuration n'est pas dépourvue d'incidences pratiques : les
"types" de collages se répartissent en fonction de leur plus ou moins
grande allotopie par rapport aux corps pré-constitués (par exemple, s'il s'agit
d'écrits, un texte littéraire, un discours politique, un énoncé publicitaire).
Mais ce n'est pas tout. Le collage, on le sait, parce qu'il relève d'une
"technique", fait apparaître les coutures arbitraires du langage :
dans un jargon sémiologique nous dirons qu'il exhibe la matérialité du signe,
c'est-à-dire le signifiant ; c'est pour cela même, d'ailleurs, qu'il s'exhibe
lui-même comme technique, il se montre comme tel. Deux sortes de collages s'affrontent
à nouveau : ceux qui intègrent avec plus ou moins de bonheur (en
"s'appliquant" et en appliquant le strict principe de la mimesis) les
objets prélevés dans un objet englobant devenu "artistique" ou "poétique"
- cas, notamment, du collage surréaliste - et ceux qui se manifestent plutôt
comme discours, c'est-à-dire ne recomposent une image ou un texte que pour en
dire l'in-signifiance au regard de la technique elle-même, c'est-à-dire encore
du collage en tant qu'il s'applique à un matériau au sens plastique du terme.
Notons que, dans ce cas, si la recomposition ne se fait pas au service d'une
isotopie ou d'une normalité retrouvée, c'est bien de composition qu'il s'agit
et peut-être d'autant plus : le premier geste de découper s'affaiblit,
s'oublie, perd de son "tranchant" si l'on peut dire et se résorbe en
un "travail" au sens banalement artistique du terme.
L'équation collage = découpage + assemblage, si elle rend
compte honorablement du processus de base, ne recouvre pas la totalité des
fonctions et des effets du collage utilisé comme subversion d'un
"ordre" littéraire ou artistique. C'est l'aspect ludique du collage
opposé au sérieux de la "création". Ce qui apparaît souvent comme un
jeu d'enfant, une activité subalterne sans grande importance (nombre de poètes
le pratiquent d'ailleurs "pour se distraire"...) pourrait bien
représenter un danger réel pour la création, c'est-à-dire pour le mythe de
la création. Si l'on suppose une subversion inhérente au collage, celle-ci se
révèle beaucoup moins naïve qu'il n'y parait : ce ne sont pas seulement les
isotopies mondaines ou culturelles qui se trouvent menacées, mais plus
radicalement l'ordre même du discours.
Dans le processus analysé plus haut, la répétition précède
toujours la sélection, qui elle-même précède la composition. Or ce principe de
la répétition, nous voyons bien qu'il n'a rien à faire ici avec l'antique
principe de la mimésis, mais plutôt qu'il le redouble, l'ironise, l'imite -
indifféremment de l'objet effectivement "repris". Indifféremment ?
C'est ici, à la limite, qu'une théorie du collage achoppe, précisément parce
qu'il n'est pas possible de définir ce que serait une référence indifférente...
Nous pouvons seulement affirmer que l'indifférence, le "n'importe
quoi", sont là "avant" la référence, c'est-à-dire la sélection ;
en d'autre termes, et pour l'énoncer brutalement, tout collage serait avant
tout ready-made (en tant que, justement, référence
arbitraire). Il en vient, il y revient parfois, mais c'est dans ce va-et-vient
que se joue le destin du collage, nullement assimilable à une activité frivole
ou subalterne. Sa portée, c'est de n'être pas seulement un véhicule, un apport
supplémentaire, mais bien un transport de langage, un transport de transport,
comme une métaphore à lui tout seul. Ce qui explique que le collage n'ait pas
d'''être" propre, n'ait aucune importance (reconnue) sur le plan
esthétique ; c'est l'activité déniaisante par excellence.
L'écart entre une poésie visuelle procédant plutôt du
ready-made, ou bien allant au contraire vers la création d'un discours autonome
et construit, cette différence se mesure donc à l'aune de la répétition que
l'on peut utiliser, soit comme une reprise "sauvage" et minimale -
nous dirons encore polémique de tel ou tel fragment (cas de la poésie dadaïste),
soit comme citation réintégrée dans un projet global de communication (cas de
la poésie "visive"). Ces deux attitudes se repèrent assez bien, en
outre, par une mise en relation différente des éléments iconiques et des
éléments linguistiques. La tendance "dadaïste", poussée à l'extrême,
utilise indifféremment l'image ou le texte, ou les deux associés, à seule fin
de créer un effet perturbant : sa valeur est immédiatement pragmatique mais non
esthétique. A l'inverse, la poésie "visive" induit la représentation
iconique d'un "arrangement" des signes linguistiques : banalement, le
texte devient image. Entre ces extrêmes, de multiples possibilités s'offrent
aux poètes visuels, la relation texte-image étant au fond le paradigme de toute
espèce de collage.
Les poèmes de Jiri Kolar, de Phillips ou d'Aeschbacher
témoignent d'une dimension non seulement iconique, mais essentiellement
plastique du collage textuel. L'effet de rupture s'obtient à deux niveaux :
d'une part le cutter tranche dans le vif de la lettre, du mot ou du texte
imprimé - coupure ou déchirure : dans ce dernier cas, la trace du papier
inscrit la matérialité du geste, d'autre part l'ajointement plus ou moins
décalé des fragments de bandes - des bandes de fragments - crée visiblement
l'illusion d'un support ; comme si l'effraction, la diffraction du texte
rendaient celui-ci plus concret, plus palpable : on voudrait
"toucher" à défaut de "comprendre"... Pour Daniel F.
Bradley, coller ne se distingue pas de gratter, gommer, déchirer, trouer, si
bien que le texte et l'image sont pris dans un même tourbillon
d'auto-effacement, d'auto-dénigrement ; les mots entr'aperçus sont comme les
légendes d'improbables paysages, disparus ou disséminés sous la neige. A propos
de cartes, Charles Brohawn, lui, s'applique à les brouiller : dans la
confusion, la collision maximale des éléments, subsiste à peine le souvenir
d'un monde, le cauchemar d'un langage à jamais fossilisé, ou mieux : carbonisé.
4. Copy-art
Parler de ready-made textuel ou de poème-trouvé n'aurait
guère de sens si l'on ne se penchait pas en même temps sur leurs moyens
matériels de reproduction et de publication. Or il y a justement un rapport,
une connivence entre ce que nous pourrions appeler le "reportage
poétique" et les capacités spécifiques de la photocopie. Du point de vue
"communicationnel" au sens large, l'usage de la photocopie a marqué
un tournant dans les années 80. La photocopie est entrée en concurrence directe
avec l'imprimerie, comme la video (à la même période) avec le cinématographe.
Les raisons tiennent, d'une part, à la légèreté des appareillages techniques
qui permettent une reproduction rapide voire quasi-instantanée, donc à la
démocratisation croissante de leur usage, mais aussi, d'autre part, aux
caractéristiques et aux performances techniques mêmes de ces moyens de
reproduction. Rappelons-nous enfin que l'usage exclusif et "militant"
de la photocopie, sur le plan artistique et poétique, a conduit au mail-art.
Ce qui rend contemporaines, d'une certaine façon, la
photocopie et la vidéo, c'est une même utilisation de la lumière :
dans les deux cas, la lumière provient de "l'intérieur". La
définition de l'image, évidemment, s'en trouve modifiée : ce qu'elle perd de
luisance, de perfection de surface, elle le gagne en "concret", en
effets de relief. Ainsi le copy-artiste s'attache-t-il au "grain" de
l'image, modulable selon les types d'appareils. Les capacités
"concrètes" du photocopieur sont bien réelles : il suffit, pour s'en
convaincre, de photocopier un objet quelconque (dans la limite du possible - et
du bon goût !) pour s'apercevoir que la surface reproduite ne se limite pas,
justement, à une simple surface. L'image "excède" le papier, semble
le défier. Forme moderne du Saint-Suaire, l'image photocopiée est comme une
promesse de réel. Ceci n'a rien à voir avec la perfection, avec la
"netteté" : de ce point de vue, la photocopie serait plutôt en reste.
Pour citer Jean-Luc Godard, nous pourrions dire : "ce n'est pas une image
juste, c'est juste une image", C'est cela aussi, la nouveauté. Il ne s'agit
en aucune manière de "faire vrai", il s'agit de ne pas mentir ; ne
pas cacher (sous prétexte de perfection) les moyens utilisés, la technique,
mais plutôt l'exhiber comme telle. L'image photocopiée se distingue aisément,
se reconnaît, se signe d'elle-même.
Par "image" il faut entendre aussi bien le
"texte" ; plus exactement, et pour toutes les raisons indiquées plus
haut, le texte photocopié, devient texte-image de la même manière que le poème
se fait poème visuel. Les transformations multiples que la photocopie peut
opérer sur un texte se résument assez bien sous le titre - employé par
Alessandro Aiello - de recyclage. Cet artiste italien publiait d'ailleurs
un Recycled Xerox Bulletin, où le travail expérimental se doublait
de commentaires et critiques avisés. Pour lui, le recyclage consiste surtout à
"repasser" le texte un nombre indéfini de fois jusqu'à obtenir une
"trame" satisfaisante, le plus souvent très effacée, à la limite du
perceptible. Aiello utilise le photocopieur comme une "machine à laver"
ou une "blanchisserie", avec toutes les opérations que cela comporte
: laver, frotter, essorer, mais aussi accidentellement, déchirer, froisser.
Il ne faut pas confondre le "repassage" avec la
seule surimpression, qui est aussi une possibilité, une tentation
offerte par le photocopieur. Surimpression du texte avec du texte (même ou
autre), du texte avec des images, ou bien tout cela mélangé ; le texte, à force
de surimpressions, peut virer au graphisme, à la tâche d'encre : effet de
"bourrage" bien connu des utilisateurs.
Gustav Hagglund, lui, exploite les capacités
d'agrandissement et/ou de réduction de la machine ; ses textes se disposent
ainsi selon l'ordre des contrastes entre l'infiniment grand et l'infiniment
petit. Par l'étirement monstrueux de certaines lettres, Hagglund parvient à un
graphisme étonnant : le texte littéralement ouvert - éventré, troué, amputé,
torturé de toutes les manières - se donne à lire et à voir, et plus encore à
deviner au sens quasi-chiromancique du terme.
Le "bougé" est une des techniques les plus souvent
employées par les copy-artistes. Manifestement, ce procédé accentue - en les
déformant - les courbes naturelles de toute calligraphie, de toute typographie;
il imite donc les ratés, les glissements, les dérapages de l'écriture...
Avec les opérations de pliage et de froissage, le copy-art
révèle sa spécificité, son "génie" propre. En effet elles permettent
de concilier reproduction textuelle et reproduction du support ;
plus exactement le texte apparaît dans sa matérialité, comme contamination
d'une image (le "texte") et d'une réalité concrète (le support :
papier ou objets divers). Froissons une feuille de papier imprimée et tentons
d'en produire une photocopie : que se passe-t-il ? Une première opération de
pliage s'effectue automatiquement, l'ordre linéaire du texte s'en trouve
perturbé. Mais le plus remarquable consiste en cela que le papier, donc le
support, se retourne par endroit contre le texte lui-même, pour le cacher,
l'effacer, le transformer radicalement. Il s'agit, en réalité, d'une
com-parution du texte et de son support qui entame, à la fois, la lisibilité du
premier et la neutralité supposée du second. L'exercice prend une dimension
signifiante quand, à l'instar de Pierre Marquer, on travaille sur des feuilles
de papiers-journaux "lourds" de présupposés expressifs et
idéologiques : la "transparence" du message se heurte à l'opacité du
support. Le terme "chiffon", appliqué parfois au journal, n'est plus
une simple métaphore !
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