(transcription d'une conférence dite lors de l'après-midi "Michel Valprémy" à la MSH de l'Université de Bordeaux III, le 01/10/2025)
Introduction
Je m'adresse ici à vous en tant qu'éditeur, et non en tant que « critique littéraire » (cf. François Huglo)… Et d'autre part, le MV dont je vais vous parler n'est pas tant l'écrivain (celui qui écrit des livres) que le poète, je veux dire celui qui écrit des textes. Cette opposition, hautement contestable en théorie, sonne d’emblée comme une provocation, mais elle s’avère pratique pour introduire mon sujet. D’ailleurs un autre poète de la fin du 20è, Christophe Tarkos, a pu écrire ceci : "je ne sais pas faire de livre parce que je fais des poèmes". Je précise tout de suite que ce n'est pas le cas de MV (ni de Tarkos d’ailleurs, par la suite), mais je vais quand-même me concentrer sur le poète, l'auteur de textes courts, et sur un certain mode de publications, les revues. Je regrouperai mes propos en trois temps, trois parties. Une première partie très rapide que je qualifierais d'anecdotique et de semi-biographique pour vous situer un peu l'époque où intervenait Michel Valprémy dans l'édition locale, parce que ce fut l'occasion de notre rencontre et de notre collaboration. Une deuxième partie plus générale (sans privilégier à ce stade le cas de MV) pour poser quelques repères indispensables s'agissant d'articuler un certain contexte historique, culturel, technologique, je dirais médiologique, et bien entendu éditorial, et ses conséquences sur les formes mêmes de la création poétique. En l'occurrence précisément comment les moyens éditoriaux précaires qu'étaient les revues photocopiées et les fanzines encourageaient des formes d'expression singulières, mixtes et hybrides, "concrètes", courtes, et étonnamment inventives. Enfin une troisième partie focalisée cette fois sur les créations de MV, justement dans leur particularité, leur diversité, leur polyphonie, leur aspect foisonnant, telles qu'on les trouve disséminées dans une multitude de "petites" revues, y compris les miennes donc. Je conclurai par une interrogation sur l'accueil qui peut être fait aujourd'hui à cette œuvre, et plus globalement à l'esprit même de son époque ; quelle postérité pour ces publications "underground", celles de MV et d'autres, que sont-elles devenues, que vont-elles devenir, quelle influence sur la génération actuelle ? ; quels enjeux pose l'archivage de ces œuvres et, peut-être même, de ces réseaux éditoriaux comme tels ? ; qu'est-ce qui les rend nécessaires et vivantes, précieuses même, ces archives, par l'étrangeté de quel désir, de quel amour, de quel fétichisme improbable et bienvenu ?
I / Partie anecdotique et semi-biographique
De "passage" à Bordeaux
Tout comme MV, il se trouve que je suis un ancien de la maison... départements de lettres et philo, au tout début des années 80. Si j'ai été convié à participer à cette rencontre, aujourd'hui, c'est au titre de "contemporain" comme je l'ai dit, au titre de témoin et d'ami de MV, de complice, complice en édition... Puisqu'en effet en ce début des années 80 je me suis assez vite investi, parallèlement à mes études académiques, dans l'édition - la coédition plutôt, à cette époque, avec quelques camarades de fac - d'une revue de poésie, enfin on appelait ça plutôt une revue d'écriture : la revue s'appelait PASSAGER(E)S, éditée à Bordeaux. Elle fut passagère... en effet puisqu'elle cessa de paraître après le n°4 (1985, Michel Valprémy a collaboré à ce n°). Je reviendrai dans un instant, plus longuement, sur ce phénomène des "petites" revues, et l'importance qu'elles avaient à cette époque - même si elles ont toujours existé finalement, d'une façon ou d'une autre.
Ma rencontre avec MV à la radio
Dans les années 84-85 j'animais en outre une émission de radio nommée "L'oreille cassée", hébergée par une radio-libre très connue à Bx à l'époque, une radio de légende on pourrait dire, qui s'appelait La Vie au Grand Hertz, LVAGH (pour les intimes). Cette radio était un lieu extraordinairement branché, si je puis dire, pour tout ce qui concernait les musiques actuelles, industrielles, post-punk etc., mais aussi on peut dire tout le petit monde "underground" bordelais de l'époque - underground, voilà, j'ai lâché le mot, et j'y reviendrai. Dans cette émission je mixais - c'est le cas de le dire - des contenus poétiques, musicaux, expérimentaux en tous genres... Pour la partie poétique ou littéraire, j'avais l'habitude d'inviter des auteurs locaux, pour les présenter et surtout leur donner l'occasion de lire en direct quelques-uns de leurs écrits. C'est comme ça que j'ai connu et rencontré MV, c'est comme ça que nous sommes devenus amis.
L'explosion des fanzines et début d'une longue collaboration avec MV
A cette période il s'est passé quelque chose en moi, un déclic... un peu en rapport avec cette émission de radio (qui me mettait en relation avec une foule d'artistes, pas seulement des musiciens), un peu en rapport avec l'expérience de la revue PASSAGERES, un peu aussi en rapport avec mes études de Lettres à la fac... En effet comme je lisais beaucoup de poésie contemporaine, j'achetais des revues, et comme je m'intéressais - même philosophiquement - aux concepts d'avant-garde, de contre-culture, d'underground, etc., j'avais décidé d'y consacrer mon mémoire de maîtrise (on appelait ça comme ça à l'époque). Alors, cela n'a fait que m'encourager à me documenter davantage et surtout, pratiquement, à mettre les pieds dans le plat. La décision fut prise de créer non pas une nouvelle revue, mais quelque chose de beaucoup plus volatile qu'une revue, si possible, une sorte de fanzine, un "truc" photocopié distribué à la fois sous le manteau et partout dans le monde sur le mode des échanges connus sous le nom de mail-art, l'art postal. J'ai appelé ça "La Poire d'angoisse" (LPDA pour les intimes), "revue hebdomadaire de bondage linguistique et graphique paraissant tous les lundis à midi". Bientôt suivi d'un Quotidien, que j'appelais "Tuyau", je ne sais plus pourquoi. Tout cela a duré quelques années, le Quotidien seulement quelques mois. Et c'est là que ma collaboration avec MV a pris une autre tournure, beaucoup plus intense, puisqu'il s'est lui-même pris au jeu et s'est mis à m'abreuver littéralement, quasiment chacune semaine, de matériel aussi bien graphique que textuel. Lui et d'autres évidemment, y compris des écrivains bordelais de styles très différents comme Jacques Abeille (poète et romancier néo-surréaliste), ou bien le très atypique Michel Ohl - tous deux disparus aujourd'hui.
II / Partie historique et médiologique
De l'isolement aux réseaux "underground" (mythe ou réalité ?)
L'écrivain, ou le poète (ne distinguons pas, à ce stade) est par définition un être isolé. L'écriture n'est pas une activité sociale, "mondaine", je ne sais pas comme, "livrer des pizzas" par exemple, ou faire une conférence. Quand on écrit de la poésie, en particulier, on est bien embêté parce que les éditeurs en publient très peu, voire jamais, puisque ce n'est évidemment rentable. (Quand je dis « évidemment », il faudra y revenir, parce que ça n’a rien d’évident justement, c’est une vraie question.) Trois solutions s’offrent au poète en mal de publication : soit il ou elle propose son manuscrit à un "grand éditeur" (et on attend longtemps une réponse généralement), soit il ou elle s'autopublie (mais la question de la promotion et de la diffusion devient vitre dramatique), soit il ou elle rencontre un collectif d'auteurs-éditeurs, et ce collectif s'appelle généralement une "revue". Cela n'a rien de nouveau, dans l'histoire de la littérature les revues ont toujours servi de tremplins pour des auteurs qui ont trouvé à s'affirmer par ce moyen, ont gagné en notoriété, pour enfin publier leurs œuvres sous forme de livres. Mais certaines revues, pas toutes, ont choisi de faire jouer le "collectif" avant la notoriété de quelques talents particuliers (voire de leur « directeur »), jusqu'à faire "groupe", jusqu'à faire "mouvement" parfois (ainsi le surréalisme), jusqu'à faire "avant-garde" dans certains cas. Je ne m'étendrai pas ici sur cette question, qui serait pour le coup hors sujet. Je veux dire simplement que certains auteurs - et c’est vrai notamment des poètes (il n’y a pas vraiment l’équivalent chez les romanciers) - ne se contentent pas de subir l’isolement, le fait d’avoir un lectorat réduit, mais choisissent plutôt de se regrouper en collectifs, forment des revues, se rencontrent, organisent des lectures, etc. Dans les années 80 on a beaucoup connu ça, ça existe encore sans doute, mais peut-être moins. Certes on pourrait se contenter de parler d’amitiés, d’affinités à la fois personnelles et littéraires, mais en réalité cela va bien au-delà ; il faut faire droit à une réalité sociale particulière, que j’ai déjà épinglé comme « l’underground ».
Ce terme recouvre à la fois quelque chose de mythique et de réel. Le mythe, ce serait de croire qu’il y aurait comme une unité dans toutes ces structures, associatives, éditoriales, etc.– sans même parler d’idéologie, mais quelque chose comme une mouvance unique. Ce n’est pas le cas. Mais la réalité, ce qui constitue comme tel ce phénomène qu’on peut appeler « underground », ce sont deux conditions bien précises. Premièrement, le fait d’assumer voire de revendiquer ouvertement – au-delà d’une certaine situation de fait, d’isolement – une condition que l’on peut dire minoritaire. Dans ce milieu de l’édition des revues poétiques, on constait presque toujours une défiance, sinon un mépris pour l’académisme, y compris le supposé académisme des « grandes » revues littéraires, comme la NRF, ou même de revues plus avant-gardistes comme Tel quel (la revue de Philippe Sollers à l’époque). Des revues et des directeurs éditoriaux qui, pour le coup ignoraient jusqu’à l’existence même des revues indépendantes, particulièrement les revues au format fanzine. (J’ouvre une parenthèse, par anticipation, sur Michel Valprémy, qui lui justement était un auteur et surtout un lecteur assez éclectique, voire assez classique parfois, on connait par exemple son admiration pour André Gide… Mais, en tant que poète, MV n’aurait probablement pas pu – l’aurait-il voulu seulement ? - être édité à la NFR de l’époque… Trop sexuel, trop baroque, trop vénéneux, il a publié ses premiers textes dans la revue Minuit, aux éditions de Minuit… Ce n’est pas la même chose quand-même !) Selon moi i y a, indéniablement, quelque chose qui appartient à la poésie, et qui la distingue sociologiquement de la « littérature », c’est justement cet aspect d’écriture minoritaire. Du moins à l’époque contemporaine, car évidemment il y eu des périodes où la Poésie c’était le Grand Art, et même pour le coup un grand art assez populaire (Victor Hugo). L’ancêtre « contemporain » si je puis dire de cet esprit d’« écriture minoritaire », on pourrait le trouver dans les Poésies d’Isidore Ducasse (l’auteur des Chants de Maldoror), où, campé dans une attitude provoquante, il oppose violemment poésie et littérature, cette dernière étant qualifiée d’ennuyeuse et de bourgeoise, puisque, dit-il « la poésie doit être faite par tous ». Voilà !
Le deuxième critère, la deuxième condition pour pouvoir parler d’une réalité éditoriale, poétique, etc., underground, c’est l’organisation en réseaux. De fait le monde des revues, du moins tel qu'il existait dans les années 70, 80, voire 90, avait très nettement la structure de réseaux complexes, rhizomatiques, "confidentiels" en un sens, ...mais ça dépend pour qui. Pour cerner cette idée de réseau, on doit prendre en considération une sorte de dialectique entre le local et le global. Ce n'est pas parce que vous êtes un poète, une revue de poésie, ou un fanzine de rock, ou de bd, et que vous peinez à obtenir un minimum de publicité dans la ville ou dans la région où vous résidez, que vous ne pouvez pas être connu, reconnu, en tout cas diffusé à l'autre bout du monde. On parle pourtant d'une époque où internet n'existait pas. Donc les échanges se faisaient par la Poste - qui était encore une magnifique entreprise -, cela peut paraître aujourd'hui lent et fastidieux, mais en fait cela fonctionnait plutôt bien. Le principe du réseau, c'est que chaque publication fait de la publicité gratuitement pour ses homologues, provenant d'autres régions ou d'autres pays, rédige des comptes-rendus, etc. ; c'est ainsi que se met en place toute une économie, un système d'échange, de troc quasiment, qui pouvait être assez intense. A l'époque où je confectionnais mon propre fanzine La Poire d'angoisse, tous les matins ma boite aux lettres débordait littéralement de lettres, de manuscrits, de revues... voire de trucs assez bizarres.
Mail-art et réseaux
Car, à propos de Poste, et de réseaux, et donc de trucs bizarres, je ne peux pas, à ce stade, ne pas évoquer brièvement un mouvement culturel et artistique tout à fait décisif que justement on appelait l'art postal, en anglais le "mail-art". Parce que, à une certaine époque, tout poète et tout artiste l'a forcément rencontré, a forcément été sollicité par lui - qu'il y ait finalement participé au non. MV pas moins que d'autres.
Cet art postal est tout à fait emblématique du message qui je voudrais faire passer ici aujourd'hui (même si, possiblement, j'enfonce une porte ouverte) : c'est-à-savoir que les conditions matérielles (technologiques, économiques et sociales) de fabrication et de diffusion des supports influencent de manière décisive les formes, le contenu, le style, je dirais encore plus décisivement l'humeur, l'engagement esthétique et parfois politique des acteurs participants. Pour dire les choses simplement le mail-art consistait à s'envoyer mutuellement des courriers artistiques ou poétiques, volontiers exubérants visuellement, sous la forme de lettres, de cartes postales évidemment, ou de petits colis. L'origine de cette pratique remonte sans doute aux dadaïstes et aux futuristes, mais le mouvement a pris véritablement de l'ampleur dans les années 60, dans le contexte pop, hippy, utopiste, volontiers œcuménique, etc. que l'on sait. Le mail-art se pensait alors comme un mouvement libertaire, voyant le monde comme un "village global", un peu la manière du premier internet (j'y reviendrai), où chacun devait pouvoir communiquer avec chacun. Or le mail-art n'était pas un simple « moyen de communication », ni seulement un médium opportuniste et ludique de diffusion des œuvres, mais bien un mode de création à part entière, voire une remise en question radicale de la création « artistique » ou « poétique » au sens classique du terme, et de ses modes de diffusion. Mise en question du « marché de l'art » ou du "marché de l'édition" mais aussi, et surtout, attentat à l'idée de « publication » comme modèle d'un petit nombre qui s'adresse à un grand nombre (le public). C'est ici qu'on retrouve l'idée de "minorités" dont je parlais tout à l'heure, l'idée d'underground. Le mail-art est opposé à l'idée de "grand public" aussi bien qu'à tout élitisme. Le grand public est une catégorie bourgeoise, à la limite commerçante (on parle du grand public comme on parle des grands magasins), le pendant supposé des grands "médias" ; quant aux élites, elles représentent dans cette vision des choses, rien d'autre qu'un Pouvoir dominant. Bref le mail-art de cette époque est un individualisme radical mais qui fonctionne en réseaux. Pour entrer dans le réseau il suffit d'y être invité ; vous ne découvrez pas le mail-art, vous êtes découvert par lui ! Vous êtes un peu vous-même comme un objet-trouvé... Les revues de mail-art, qui sont plutôt des compilations, ou bien parfois les expositions qui peuvent avoir lieu un peu partout dans le monde, sont comme des nœuds provisoires qui se forment dans ce tissu en forme de réseau. Bien sûr les œuvres (collages, textes, objets de papier divers et variés) circulent. De la même manière il n'existe pas de bon ou de mauvais mail-art : il y a mail-art ou il n'y a pas mail-art, c'est tout ce que l'on peut dire. La réaction, la « critique » se mesure à la fréquence et à la persistance des envois, et s'auto-régule ainsi. Ce sont les mêmes qui créent, qui diffusent, qui jugent, et qui consomment. Le mail-art se résume tout entier dans un procès de publication, il n'y a plus d'artiste et il n'y a plus d'éditeur, création et publication se confondent totalement. Par exemple lorsque je fabriquais moi-même mon fanzine la Poire d'angoisse, qui relevait plus ou moins du mail art mais pas entièrement, puisqu'on parle même d'une revue, j'avais vraiment le sentiment d'être autant auteur qu'éditeur, autant éditeur que diffuseur. Je recevais du monde entier des textes, des collages ou des dessins, et je devais improviser (hebdomadairement) un n° de fanzine en taillant dans les matériaux reçus, j'avais ni plus ni moins le sentiment de réaliser un collage (c'était le sommaire, puis la maquette) en utilisant des collages... !
Notons ceci - c'est important pour ce qui concerne ma génération, et donc celle de MV - que le mail-art a connu une sorte de revival dans les années 80 avec la démocratisation des photocopieuses, et puis après je pense qu'il a complètement disparu avec l'arrivée d'internet. Ceux qui ont persisté à envoyer par la poste des objets bizarres, ou bien des carte-postales provocatrices, ont pu rencontrer quelques déboires inattendus. J'ai à l'esprit l'exemple d'un activiste notoire de l'époque, dans le sud de la France, qui s'est retrouvé dans les années 2000 avec un procès sur le dos intenté par la Poste elle-même, à cause d'une carte postale sans nul doute esthétique, mais ayant un caractère érotique prononcé, et jugée offensante - il a arraché de justesse un non-lieu. Autre temps, autres mœurs !
Poésie concrète et copy-art
Avec les photocopieuses, une foule de petites publications sont alors apparues, cela a été on peut le dire l'âge d'or des revues de poésie. Mais tout autant, comme je l'ai dit, un nouveau souffle pour le mail-art et aussi pour tout un courant poétique certes indépendant du mail-art, mais bien relayé par lui, je veux parler de la poésie visuelle, voire plus globalement de la POESIE CONCRETE. Qu'est-ce que la poésie concrète ? Ce sont des formes de poésie, visuelles ou sonores, qui mettent l'accent sur les aspects matériels et - comme le nom l'indique - concret du langage, donc visuellement la lettre, le trait, l'imbrication texte-image dans le collage, et oralement ce sera la voix, le souffle, le cri, le rythme, les modifications de la voix par le magnétophone, les mixages sonores en tout genre, qui à ce titre peuvent relever aussi bien de la poésie sonore que de la musique.
Je ne vais en aucun cas développer l'histoire de ces mouvements poétiques, juste insister sur certains aspects techniques, déterminants esthétiquement, mais dont la portée est également politique et sociologique. J'ai parlé des photocopieuses, leur avantage ne résidait pas seulement dans le moindre coût, la rapidité, la facilité d'utilisation. Ce moyen de fabrication représente aussi une certaine invitation à créer différemment, voire à écrire différemment. Quand on fabrique une revue photocopiée, il est clair qu'on renonce à une certaine perfection qui permettrait à la revue de rivaliser, qualitativement, avec un véritable livre. Donc on a clairement en tête qu'on ne fabrique pas un livre, mais un objet beaucoup plus léger, sinon frivole, délibérément "pauvre", et on le fait avec une certaine insolence. Mais le contenu textuel et graphique lui-même s'en trouve influencé, modifié. Je rappelle que la photocopie est entrée en concurrence directe avec l'imprimerie, comme la vidéo (à la même période) avec le cinématographe. Ce qui rend contemporaines, d'une certaine façon, la photocopie et la vidéo, c'est comme vous le savez une même utilisation de la lumière : dans les deux cas, la lumière provient de « l'intérieur ». La définition de l'image, évidemment, s'en trouve modifiée : ce qu'elle perd de luisance, de perfection de surface, elle le gagne en « concret », en effets de relief. Par « image » il faut entendre, désormais, aussi bien le « texte » ; plus exactement, le texte photocopié, devient texte-image de la même manière que le poème ne demande qu'à devenir poème visuel. C'est pourquoi s'est développé un style de poésie concrète dédié à la photocopie qui s'est appelé très vite "copy-art", qui a son histoire, ses expos, ses rétrospectives, et qui compte même quelques célébrités. Bref, il ne faut pas s'étonner si les revues de poésie photocopiées, si nombreuses dans les années 80, on tout naturellement été tentées par la poésie concrète, ou lui ont consacré une part importante de leurs sommaires.
Poésie sonore et radio-art
Il y a la poésie concrète visuelle, mais il y a aussi la poésie sonore. ll y a toujours eu de la poésie "orale" au sens où il est de tradition, chez les poètes, de faire entendre leurs textes, et les mettre en voix mais également en musique. Dans le domaine du son, comme moyen technique assez révolutionnaire, il y a eu bien sûr le magnétophone à K7, qui a un peu joué un rôle similaire à celui du photocopieur. Légèreté, maniabilité, mobilité, faible coût d'enregistrement et de diffusion... Au copy-art s'est ajouté un audio-art, et même un "radio-art" dont les principes sont à peu près similaires. Le seul enregistrement (magnétophone) permettait de saisir les sons environnants, de les mixer avec la voie humaine, et pas seulement au titre de décors. La voix elle-même se démultipliait, portée par les moyens nouveaux de transmission ; plus seulement La voix mais des voix, des voix et des ondes. Et tout un réseau mondial de diffusion sur le modèle du mail-art s'est développé, très souvent confondu avec les réseaux des revues, favorisant des productions de musique électronique (home-music), ou de musique concrète, ou de musique industrielle, ou de poésie sonore... le tout véhiculé sur ce support, de nos jours devenu improbable et introuvable, la K7 !
En 1981 il s'est produit en France une véritable révolution dans le paysage sonore et médiatique, c'est l'apparition des "radios libres". Un véritable déferlement ! Les radios libres étaient très importantes pour la culture locale, pour les groupes et les labels de musique bien sûr, mais également pour la culture littéraire et pour les fameuses "petites revues". Ce qu'il faut retenir concernant l'esprit de ces radios libres, qui étaient au début majoritairement "associatives", c'était leur liberté de ton absolument phénoménale, leur ouverture d'esprit, leur expérimentalisme tous azimuts. Donc, entre autres choses très diverses, les émissions consacrées à la poésie n'étaient pas rares. Dans certains cas, on pouvait parler d’expérimentation sonore et poétique, sonore en tant que poétique et réciproquement…
Vous savez ce qu'il est advenu des radios libres : elles ont disparu corps et âme, c'est-à-dire que lorsqu'elles ont survécu elles sont toutes devenues des radios privées commerciales, bien formatées, la plupart du temps sans aucun intérêt. Les quelques radios libres demeurant vraiment libres, je ne parle pas en termes de liberté d’opinion mais de liberté de création, je crois qu’il serait plus juste de les appeler – c’est tout à leur honneur – des radios pirates ! Finalement, de nos jours, c’est sur internet qu’on va les trouver… Justement :
Internet et autres "réseaux"
Et puis internet est venu. Et pour votre génération - j'y viens enfin - c'est avec cette technologie, et nulle autre, que se pose la question des réseaux (on les appelle improprement "sociaux"), de la communication, de la publicité, de la publication, et peut-être même la question de la création. Vous savez très bien qu'aucun éditeur, aucun écrivain, aucun poète aujourd'hui ne saurait faire l'économie d'une page web personnelle et surtout de plusieurs comptes actifs sur lesdits réseaux sociaux. Mais - pour rester cohérent avec l'ensemble de mon propos - la seule vraie question qui mérite d'être posée est celle-ci : l'existence d'internet et des réseaux, cette technologie-là, - en sachant qu'elle ne propose plus seulement des outils informatiques mais un environnement, numérique, qui est comme le prolongement du monde physique -, bref cette technologie et cet environnement sont-ils en mesure de modifier, de contraindre à modifier la manière d'écrire et de créer ? De communiquer, certainement, mais de créer ?
La question est vertigineuse... mais en tout cas elle n'est pas nouvelle. Rappelons-nous que les adeptes du mail-art avaient réussi à utiliser, et même à détourner cette très respectable institution de la Poste, pour en faire un vecteur de poésie bien souvent subversive ! Au tout début de mon intervention, je disais, par définition l'écrivain ou le poète sont des êtres seuls – pas forcément solitaires, mais seuls dans leur création. Soyons clair, le simple fait d'écrire, quoi qu'on écrive d'ailleurs, fait de nous un étranger définitif. Un étranger au monde - au moment où l'on écrit. Donc la question est toujours la même : comment en être sans en être, ou comment y être sans en être, comment feindre de participer à toute cette mascarade de la communication et de la promotion, puisque c'est maintenant sur internet que cela se passe ? Mais allons plus loin : est-ce sur internet, avec internet, voir avec les réseaux sociaux que l'on est supposé, désormais, devoir écrire ? Et qu'est-ce que cela peut bien signifier ? Et pourquoi pas directement sur les réseaux ? Je veux dire, par exemple écrire poétiquement sur les réseaux, au lieu de participer au grand bavardage. Or cela n'a rien d'évident. Il y a lieu, au moins formellement, de s'adapter au réseau en question, par exemple au format de publication qu'il impose. Il faut accepter de jouer avec certaines contraintes (je veux dire par exemple : écrire des tweets-poèmes pourrait ressembler à un exercice quasi-oulipien : il me semble que Lucien Suel s'y est exercé sur Twitter à une époque). Après tout, c'est exactement ce que faisaient les mails-artistes puisque chez eux le support déterminait à coup sûr le contenu ; et cela supposait un esprit ludique très poussé, je dirais une distance - quasiment "zen" - avec la "chose" poétique elle-même. Une façon de ne pas se prendre au sérieux qui pourrait bien être très sérieuse... Après tout encore, n'était-ce pas la même distance, le même esprit "zen" qu'affichait un Robert Filliou (fluxus), ou encore un Alain Gibertie (performer périgourdin) lorsqu'il faisait ses installations ou ses performances improbables dans des lieux consacrés à l'art, alors que lui-même se présentait simplement comme "vivant" et non comme "artiste" ?
Cela dit, après tout, si vous écrivez de la poésie, et si vous souhaitez être édité, vous pouvez quand même essayer d’emprunter la voie classique de l'édition classique, qui consiste à envoyer son manuscrit à l'éditeur. Cette édition existe encore ! Il y a encore des revues de poésie, en France, en ligne et même au format papier, elles sont d'ailleurs très souvent chroniquées par François Huglo ci-présent pour le site Sitaudis, et il existe d'autres sites comme celui-ci.
III / Partie focalisée sur le cas particulier de Michel Valprémy
MV, ses amitiés et ses réseaux
Si j'ai beaucoup parlé du mail-art, des revues et de la poésie concrète jusqu'à présent, c'était en quelque sorte pour forcer le trait, pour bien mettre en relief cette incidence des conditions matérielles de publication, et de diffusion, sur le contenu lui-même. Il n'en est pas moins vrai que de nombreuses revues de poésie, dans les années 80 à 2000, tout comme aujourd'hui, étaient des revues papier tout à fait classiques, pas toujours photocopiées d'ailleurs, certaines pouvant même être prises en charge par des éditeurs reconnus. Dans ce dernier cas on ne peut plus parler de réseaux.
D'ailleurs, MV n'était pas spécialement un homme de réseaux : il y était sans en être. S'il était sollicité par quelque revue de mail-art, ou quelque fanzine, en général il répondait favorablement : il proposait alors des textes courts ou des dessins. Mais il ne cherchait pas de lui-même à provoquer ce genre d'occasion. En revanche, il nourrissait une correspondance fournie, avec beaucoup d'auteurs, d'éditeurs, d'artistes. Il me semble que ses relations littéraires et artistiques devaient, quasi-systématiquement, être sous-tendues par des relations personnelles amicales. Étant entendu que l'amitié, chez lui, pouvait prendre une intensité, sinon des formes, quasiment passionnelles.
MV, le poète et l'écrivain, et ses publications
MV, dans sa vie d'écriture, était tout à la fois un écrivain et un poète, dans le sens - sans doute un peu rapide, un peu cavalier - où j'ai défini ces termes dans mon introduction, en reprenant une citation de Tarkos : l'écrivain écrit des livres, le poète écrit des poèmes (des textes). MV aimait bien les formes courtes, mais ce qui était le plus important, ce qui lui importait vraiment, c'était l'art du détail. Dans son texte "L'entrevoyant", servant d'introduction au livre "Compost", François Huglo a extrait opportunément une phrase de MV tirée de sa correspondance privée : "Il faudrait écrire chaque paragraphe comme si lui seul devait rester. Je n’ai pas d’autre méthode." Voilà ce qui est important, de ce point de vue, ce que j'appelle "forme courte" peut concerner aussi bien la prose que la poésie.
De fait MV a écrit des livres, indéniablement, des récits, des quasi-romans, ou bien des recueils de poèmes parfaitement structurés, cela ne manque pas. Des livres ou des plaquettes, en tout cas des monographies, on en compte au moins une quarantaine. Quant aux publications en revues, MV a commencé d'en publier à partir de 1981 et ainsi sans discontinuer, quasiment une dizaine par an, en moyenne, avec un pic dans la 2è partie des années 80, jusqu'en 2007. Beaucoup plus, en réalité, si l'on inclut les dessins. Il est à noter que l'un de ses premiers éditeurs, à ce titre, furent les éditions de Minuit, puisqu'il a publié 3 nouvelles en 81 et 82 dans la revue "Minuit" justement.
Si l'on peut tenter une typologie de ses publications, je proposerais de distinguer, par ordre de grandeur croissante : 1) les textes parues en revues, 2) les "plaquettes", des sortes de publications légères (pas forcément photocopiées) mais monographiques, des sortes de petits livres qui pourraient aussi bien passer pour des n° spéciaux de revues, 3) les livres classiques, imprimés, également monographiques (y compris le Journal, posthume, en plusieurs volumes), et enfin 4) les compilations, posthumes, qui servent à rassembler des textes publiés en revue, ou même des plaquettes devenues introuvables. Car bien entendu, chacun peut l'imaginer, le principal écueil rencontré par ce système des petites publications, c'est leur volatilité et le fait qu'elles disparaissent de la circulation, et donc des radars, bien plus rapidement que les livres classiques. Je ne parle même pas de la question des droits d'auteurs, qui est plus ou moins éludée dans ce contexte. En tout cas, c'est une vraie question, et un vrai problème, ce destin au long cours quelque peu erratique des revues et donc des textes qu'elles ont publiés.
Donc les compilations possèdent cette vertu d'éviter l'oubli et la perte de toute une partie de l'œuvre d'un auteur. Dans le cas MV, il y en a eu au moins trois : "Agrafes" en 2011, publiées à l'Atelier de l'Agneau : c'est une compilation des fameuses plaquettes devenues difficiles à trouver. Ensuite "Compost", en 2013, aux éditions Les Contemporains favoris, que je dirige : s'y trouvent réunis, 1) d'abord des écrits de jeunesse, inédits, 2) ensuite et surtout un nombre très important de textes courts et de dessins publiés par MV dans les revues littéraires ou de poésie. Enfin le livre « Michel Valprémy » par Matthieu Gosztola, aux éditions des Vanneaux dans la collection « Présence de la poésie » : il s’agit d’un choix de textes là encore assez volumineux. A noter aussi, toujours aux Contemporains favoris, une autre compilation, antérieure à celles dont je viens de parler, une compilation d'un autre type, à savoir "Les morceaux choisis" de MV (1991). Ces morceaux choisis ressemblent à s'y méprendre aux fameux classiques Larousse (d'une époque que les moins de 60 ans, je dirais, je peuvent pas connaître), avec une introduction, un appareil critique, des exercices, etc., ceci dans un esprit évidemment parodique (quoique très sérieux), et surtout paradoxal car il est pour le moins paradoxal de proposer les "morceaux choisis" d'un jeune auteur quand le concept de "morceaux choisis" suppose, a priori, la clôture même de l'œuvre, soit les "œuvres complètes" !
Diaporama de quelques publications et extraits
Pour finir je propose de vous faire parcourir visuellement un choix de publications et d'extraits : cela commence par l’image de quelques livres, puis de plaquettes et de revues. Pour les revues, j’essaie de montrer la 1ère de couverture de la publication + un extrait de MV (textes ou graphismes) contenu à l'intérieur. Par la force des choses il y aura beaucoup de n° de la Poire d'Angoisse, mon fanzine de l’époque, parce qu'on y trouve finalement un panorama assez complet du talent polygraphe de MV, à savoir des poèmes, des textes en prose, de courts récits, mais aussi des dessins, des collages, et des poèmes visuels. En sachant aussi que l'écriture manuscrite de MV constitue, en soi, une forme de poésie visuelle ! Et puis, vers les 2/3 de la présentation, les images se succèdent au petit peu au hasard, étant pour la plupart extraites directement de « Compost ».
Conclusion : quelle réception aujourd'hui et la question de l'archive
Merci à l'Université de Bordeaux III, merci à la Bibliothèque municipale de la ville de Bordeaux qui gère les Archives de MV, merci à l'Association des amis de MV, merci à tous les particuliers, présents et futurs qui font vivre la mémoire - archivistes amateurs, collectionneurs passionnés, amoureux fétichistes de ces objets rares, et donc précieux que sont devenus les revues de cette époque, les fanzines, parfois les cassettes en ce qui concerne le domaine de la poésie sonore...
Quelle réception aujourd'hui et à venir pour des œuvres poétiques comme celles de MV ? On ne peut qu'être frappé par le décalage entre la liberté de ton quasi absolue qui régnait à l'époque des années 70 à 90, et je dirais l'auto-censure qui aujourd'hui semble sévir dans le champ de la création artistique et poétique – et pas seulement dans le champ des médias. Je ne veux pas parler uniquement, même pas essentiellement de la licence en matière d'érotisme et de sexualité (bien présente dans l'œuvre de MV), mais de la liberté de création tout court, c'est-à-dire essentiellement de la liberté formelle, d'un certain expérimentalisme formel qui semble être devenu honteux, à une époque (la nôtre) où il faudrait en somme que l'artiste redevienne vertueux, c'est-à-dire évite tout élitisme, toute marginalité (ce qui n'est pas la même chose), voire tout avant-gardisme. Il faudrait qu'il soit "populaire", il faudrait qu'il soit "bon" en somme, qu’il soit "gentil" comme dirait Donald Trump, qu’il aille dans le sens de la jouissance consumériste. Non, déjà les artistes et les poètes ne sont pas "gentils" avec eux-mêmes, ils creusent leur propre tombe en faisant jaillir des étincelles de vie, alors pourquoi seraient-ils gentils avec les autres ? Voyez la haine que suscite de nos jours l'art contemporain (quoi qu’on en pense) dans les médias mainstream – je parle de haine. J’ai l’impression qu’il en va de même pour la poésie (le mépris ou la condescendance, plutôt que la haine), car ainsi que l'a dit un poète, Denis Roche, la poésie, à tout jamais, plus que jamais, semble tout simplement "inadmissible".
dm
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