La Poésie-action et la Performance

Robert Filliou

Le concept de « performance »

Les concepts de "poésie sonore" et de "poésie orale" mettent respectivement l'accent sur la sonorité et la vocalité, comme séparées ou non du corps, sur un mode plus ou moins contrôlé ou débridé. La « Poésie-action » met l’accent sur ...quoi ? Un tel concept, il est vrai, brille par son imprécision. Pourtant il ne fait qu'accomplir cette tendance, maintes fois repérée dans les parages de la "poésie concrète" au sens large, à la dissolution de tous les éléments poétiques dans une forme de publicité, de condition « ordinaire », courante, des actes de langage.

Déjà ce concept de « poésie publique » devrait nous permettre d'appréhender plus aisément le phénomène des « performances ». En principe, la notion de performance s'avère applicable à toute activité artistique réalisée en présence d'un public. La performance, présentation d'un fait esthétique qui est créé à l'instant où il se manifeste, est un spectacle devant des spectateurs dans le sens le plus élémentaire, le plus anthropologique. Il peut aller d'une intervention individuelle dans un espace commun, sans autre recours que la voix et les mouvements corporels, à une mise en scène compliquée à l'extrême, avec l'aide de dispositifs de grande technologie. Dans tous les cas la performance est poésie-action, parce qu'elle est hantée par le langage, et au fond par la poésie dans sa dimension originairement publique : elle prétend être exactement le contraire, l’inverse d’un monologue, d'une création individualiste et autocentrée. 

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler la distinction entre « performance » et « happening », cet art qui, en réalité, a commencé à décliner dès la fin des années cinquante. Faire un « happening », c'était d'abord créer un évènement. Et pour cela tous les moyens étaient bons : se couvrir de sang, ramper sur du verre pilé, s'étendre enroulé dans une couverture sur les autoroutes de Los Angeles, ou bien encore passer de vie à trépas en se castrant publiquement... Ces pratiques avaient d'abord un sens de contestation, politique, existentielle, mais niaient davantage le public (en le provoquant, l'horrifiant) qu'elles ne le considéraient comme sujet potentiel, interlocuteur. Au contraire, l'artiste (?) faisait son action « pour lui » ...ce qui est le contraire d'une action. La performance, elle, se fait pour le public et éventuellement avec lui, ce qui suppose une scène commune, une scène convenue (ce qui ne veut pas dire conventionnelle).

Il ne saurait-être question ici de tracer ni même d’esquisser une histoire de la Performance, cet art multiforme et multidisciplinaire qui a surtout explosé aux Etats-Unis dès le début des années 50 avec des peintres comme Jackson Pollock, un peu plus tard des musiciens comme Meredith Monk ou Laurie Anderson, des troupes de théâtre comme The Living Theater, etc.

L’obsession pour la « chose poétique », disions-nous, caractérise l’art de la performance. Aux confins de la poésie, ce n’est pas seulement celle-ci qui se déverse, se dissout dans des pratiques hétérogènes, mais bien plutôt celles-là qui, finalement, rejoignent la poésie. D'où l'utilité d’un concept général, puissamment générique comme nous le soutenons, de « poésie élémentaire », laquelle se rencontre selon une logique implacable chez tout « poète ordinaire » ou travaillant à l’être. Incontestablement Robert Filliou fut l’un de ceux-là.

 

Robert Filliou « omniprésent »

Le problème avec la performance américaine, c’est qu’elle n’est pas exempte d’un certain académisme, manifestant justement certaines obsessions typiquement américaines ou datées. La psychanalyse aidant, par exemple, cela tourne facilement à la séance de « confession » (même Laurie Anderson n'y échappe pas), ou pire encore de « bio-énergie » collective. De même en Europe, la formule « facho-sado-maso », version « musique indu-ou post-industrielle » (un groupe comme Die Form, par exemple) a fini  par devenir lassante et répétitive.

Robert Filliou, lui, ne se dirait pas plus Américain qu'Européen, mais à la rigueur Tibétain, c'est-à-dire de partout et de nulle part. L'œuvre de Filliou se noue autour et à partir du mouvement Fluxus, né vers 1960 aux Etats-Unis. Par ailleurs le terme de « poésie-action » apparait sur l’affiche d'une manifestation organisée par P.-A. Gette à la Konsthall de Lunds : « Fluxus La cédille qui sourit Art total Poésie Action », à laquelle participaient Filliou mais aussi G. Brecht, Ben, Y. Klein, B. Heidsieck et d'autres.

Voici comment Filliou présente son activité des années soixante dans une lettre à Maciunas datée de 1970 (cité par J. Donguy, Le geste à la parole, p. 14) : « Ma propre contribution fut dans les domaines de la poésie-action, de la poésie visuelle, des performances de rues, des performances intermédia, des pièces aléatoires, de l'éducation, de l'invention, des principes économiques, et quoi d'autre, ce que j'appelle « La Création Permanente » (pour l'esprit), et (pour la technique) l'Autrisme. » 

Poésie-action, poèmes objets ou visuels, et aussi principes d'économie poétique : vaste programme qui veut généraliser, dans les faits, et surtout rendre plus « généreuse » la notion de performance. Jusqu’à une imbrication constante et continue de l’art dans la vie et de la vie dans l’art, d’où l’affirmation : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », sur laquelle nous reviendrons. Robert Filliou « omniprésent », car – outre l'influence considérable qu'il eut sur toute une génération de performers (Ch. Dreyfus, J. Donguy, Arcan. R. Martell, A. Gibertie le « broussard ») – il consacre un nouveau mode de l'être-public bannissant l'imitation, la compétition, l'utile. 

Voici ce qu'en dit Richard Martell, performer québécois  très marqué par Robert Filliou : « Robert est une sorte d'entremetteur - de transmetteur - qui agit spontanément avec toute la disponibilité du temps ; il est un processus vivant. (...) Je me rappelle avoir fait la vaisselle avec Robert, et je crois bien que nous avons fait de l'art à ce moment. (...) Robert mettait tellement d'intensité à faire les choses que chaque geste quotidien prenait une dimension extraordinaire. Il nous a appris que l'aventure de l'artiste est dans la « disponibilité du temps » et que le vol d'un papillon a autant d'importance, sinon plus, que la présence d'un satellite de communication. » (in Dock(s) n°1 Nouvelle série, Ventabren, 1988, p. 113.)

Robert Filliou épuise la définition du Poète Ordinaire. Certes sa conception « pan-artistique » peut susciter des réserves, mais au fond pas plus que les pratiques et les théories étriquées que maintient la culture moderne sous les noms de « poésie », d'« art » ou encore de « performance multimédia ». Une pensée qui s'a-voue pleinement artistique ne saurait célébrer l'Art ou la Poésie comme instruments (classicisme bourgeois) ou Fin en soi (romantisme) de la civilisation. D'ailleurs Filliou et ses amis font de l'art « sans art », de la poésie « sans poésie », c’est bien là le cœur du problème ou plutôt l’évidence même de la chose. Ainsi le poète est un « Vivant », l’Art et la Vie sont le Même ?  Il vaut tout de même d’examiner ce que devient cette idée généreuse confrontée à la rigueur du concept, et quels sont le cas échéant les requisits philosophiques sous-tendant la célèbre formule de Filliou : « L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »

On pense ordinairement que l’art est une représentation, une abstraction, voire une « illusion unilatérale » comme l’écrivait Hegel, mais comment séparer la création artistique de l’existence singulière d’un sujet, ou de ce qu'on appelle tout bêtement la « vie » ? Le redoublement du mot « art » dans la phrase indique à l'évidence une contradiction, comme si l’art était partagé entre une intention et une réalisation, ou encore entre un processus et un résultat. L’art en tant qu’action ou création permanente, en tant que vécu, compterait plus que l’art en tant que production d’objets reconnus officiellement comme « artistiques ». Reste une ambiguïté : l’art comme création est-il équivalent à la vraie vie, ou bien n’est-il qu’un encouragement, par un ensemble de représentations ironiques et auto-dérisoires, à vivre vraiment la vie ? Faut-il considérer la vie comme une expérience artistique, et sa propre existence comme une œuvre, une suite de happenings ou de performances ? Faut-il être un artiste pour enfin se considérer comme « vivant » ?

Il faut en convenir, les caractéristiques d’un « art vivant » selon les propres expériences de Robert Filliou, ne correspondent pas spécialement aux critères esthétiques traditionnels… Filliou affirme assez nettement la prééminence du projet ou de l'intention sur la création : c'est le fameux  principe d'équivalence entre le « bien fait » (œuvre), le « mal fait » (sa transgression), le « non fait » (le simple concept). Le désir de créer est plus important que l'exécution matérielle d'un objet – du moins, il lui est équivalent, ce qui au regard de la conception traditionnelle, fait révolution ! Ensuite, prééminence du processus de création sur le résultat : c'est le principe de création permanente ou la création en tant qu'infinie, imprévisible. Et la sorte d'éthique révolutionnaire qui en découle directement : l'Autrisme, qui se ramène à une maxime unique : quoi que tu penses pense autre chose, quoi que tu fasses, fais autre chose ! Par ailleurs l'art « vivant » n'a pas d'autre choix que de se faire concret et populaire. L'art de Filliou s'apparente plus à un « bricolage » ironique qu'à une représentation esthétique. La démarche est à la fois plus concrète que le réalisme prenant la réalité pour modèle, et plus fantasque que le surréalisme qui prétend s'affranchir de la réalité conventionnelle. 

Mais jusqu’où peut-on pousser la démocratisation de l’art ? La conception de Filliou ne consiste-t-elle pas finalement à critiquer, voire à condamner toute possibilité de création artistique en terme de « beauté » ou d’esthétique ? C'est sûr que l'art classiquement défini comme Représentation en prend pour son grade… Selon les principes classiques forgés par des générations de philosophes et de théoriciens, l'art est censé se fonder sur une création originale (mais exemplaire), subjective (mais universalisable), de sorte qu'il est impossible en principe de confondre l’œuvre avec l'objet quelconque, ni de rabattre l'acte de créer sur l'agir ordinaire. La création n'est pas un jeu ! Si l'art correspond à une sublimation, à une spiritualisation de la vie, comment celle-ci pourrait-elle devenir plus « intéressante » que l'art ? Comment universaliser la beauté si celle-ci n'est plus la finalité de l'art, comme le pense Filliou (et avec lui, il est vrai, tout l'art contemporain) ? 

Mais peut-être est-il plus utile de démocratiser réellement la création artistique, plutôt que de chercher à universaliser, au sens classique du mot, les expériences de quelques uns. Peut-être faut-il recentrer le débat sur la notion même d'artiste en tant que « vivant », seule manière de dépasser l'opposition problématique de l'art et de la vie. Filliou se définissait lui-même comme un « génie sans talent » et avant tout comme un vivant. Le talent ? Une qualité superflue et tyrannique n'ayant de valeur qu'historique et conventionnelle. Le génie ? Procédant à un renversement de la conception traditionnelle, le génie selon Filliou n'est plus l'artiste inspiré ou doué, l'esprit à travers lequel « la nature donne ses règles à l'art » (Kant), mais l'homme ordinaire dans sa naïveté et son innocence. Extrême démocratisation de l'art, comme l'atteste la mise en place d'un art vraiment collectif avec l’expérience du Poïpodrome (1963) : le public est invité à participer, de sorte que la distinction artiste/public est abolie en même temps que la distinction création/action. L'art est bien ce qui rend la vie plus intéressante que l'art au sens où l'art n'est plus défini comme une simple représentation imaginaire du réel/irréel, ni abstraitement comme une fin en soi (« l'art pour l'art »), mais une participa(c)tion (à) la vie, un « morceau » de vie. Cela va plus loin que la seule recommandation qui est faite d'enrichir notre expérience de la vie « au moyen » de l'art et de la culture ! 


« Le langage, réellement, l'imite ». A propos de Julien Blaine

Bien sûr la poésie-action ne se limite pas aux performances « made in U.S.A. » ni à Robert Filliou. Il ne manque pas de performers, professionnels ou amateurs, européens ou non, dignes de considération. Mais nous ne visons pas l'exhaustivité.

En France, il y a Julien Blaine - le seul poète qui, à notre connaissance, revendique explicitement  et sans restriction son art comme Poésie élémentaire. Il y a Julien Blaine le mail-artiste, l'auteur des « Poèmes Métaphysiques », le performer, et l'homme. C'est rigoureusement la même chose. Non parce que, en lui nature et culture se trouveraient enfin confondues (surtout pas), mais parce que tout ce qu'entreprend Julien Blaine relève de la performance. Doc(k)s est une performance, pas une revue (regardons-la !) ; les « Poèmes Métaphysiques » sont une performance, pas des poèmes (essayons de lire, de voir !). Enfin ses performances sont des performances, ce qui va de soi. Nombreuses, variées, imprévisibles, souvent à la limite de la violence (psychique) supportable, elles sont un voyage au bout de l'humain. N'affirme-t-il pas lui-même : « Je suis un poète animalier » ? (D'ailleurs il voue un véritable culte aux éléphants, pour lesquels il dit un poème).

C'est encore Jean-Francois Bory qui en parle le mieux (ce qui n’est pas un hasard). Celui-ci a écrit des lignes définitives, sur Blaine (et d’une certaine façon sur la poésie élémentaire), dans le catalogue de l'installation/performance Simulacre de rituel, à la Galerie J. Donguy (Paris, 1986, p. 16). Nous nous effaçons volontiers :

« Dans le bonheur de l’immédiat du dire. Dans une bouleversante allégresse. C’est un producteur au sens que Pound donnait à ce mot. On ne peut donc pas à propos des poèmes élémentaires et des poèmes métaphysiques de Julien Blaine, discourir au moyen d’une logique à deux valeurs. Donc tous les modèles d’explicitation par le langage courant sont disqualifiés. Saussure s’est trompé ; Jacobson s’est trompé aussi à propos de Khlebnikov et des frères Bourliouk ; Mallarmé s’est trompé, je me trompe, les linguistes se trompent. Adieu gloire ! adieu éternité ! Parce que la question de la poésie élémentaire, de la poésie véritablement nouvelle dans laquelle Blaine a pris pied, est une question qui ne se décide ni ne se tranche. C’est à vrai dire justement une question élémentaire. Elle est simple jusqu’à la redondance. On parlera demain de cet écart, de ce prix qu’il lui aura fallu payer pour faire surgir cette nouvelle exigence. De l’effort qu’il lui aura fallu faire pour éviter le ressassement permanent des formes qui est le signe de la consumation de la Fin. Oui, da, on parlera demain de ce qu’il lui aura fallu de gaité intransigeante et de violence secrète pour écarter de son trajet la prédiction terrible de Maupassant jetée sur notre siècle : « Tout se répétera toujours, hélas et lamentablement ». Comment ! Objectera-t-on : est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? C’est Prométhée dans l’alphabet, là, que vous décrivez. C’est la Bouche de Terre. Parce qu’enfin, ce type, le héros, ce Julien Blaine, il utilise des images et aussi des mots, c’est-à-dire tout de même le langage. Et bien non ! Il n’utilise pas le langage. C’est bien ça le difficile et l’embourbé de mon explication. Peut-être n’ai-je rien su dire ici. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Pour qui veut bien cligner un peu des yeux, la poésie élémentaire de Julien Blaine n’est un modèle qu’à l’ancien sens : le langage, réellement, l’imite. » (J.-F. Bory)

dm

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