L’excès signifiant et le corps. Un théâtre pour l’oreille
La poésie phonétique et la poésie « sonore » (vocale et électronique) ont sans doute surestimé l'importance des moyens (phonèmes, lettres, voix, micros) techniques permettant de dépasser, de déborder la représentation écrite. Chacun de ces moyens fonctionne comme une prothèse, une greffe censée extirper la poésie des cadres convenus, et valoriser le corps, la voix, le souffle, la scène. Le risque consiste précisément de se retrouver avec des représentations nouvelles (et réductrices) du corps, à désigner le corps parlant-écrivant selon des modalités proprement « organiques ». Ce qui serait à la fois pure contradiction et anachronisme. Or de quel organe inouï peut bien « tomber » l'écrit, quel organe peut-il le recevoir? Naïvement, le poète sonore répond : la voix, la voix parce qu'elle vient du tréfonds du corps, de l'« intérieur ». Mais depuis quand le corps doit-il être confondu avec son dedans, avec une substance, en fait un sac d'organes ? Le corps n'existe que dans son rapport à la langue ; c'est le « parlêtre » lacanien, qui ne concerne aucun organe en particulier, fut-ce celui de la phonation. Suivant ces prémices, comment définir l’oralité ?
Avec la poésie « orale » il ne s'agit plus d’exploiter à fond les « possibilités » du corps, celui-ci étant conçu comme substance, force, réserve d'énergie ; il s'agit plutôt de jouer la place du corps, directement confronté à la langue dont il consiste et à laquelle, aussi bien, il résiste. Nous trouverons une illustration parfaite de cette structure - qui n'est pas la « production » de la langue par le corps mais sa mise en accusation - dans l’œuvre de Valère Novarina. Ce dernier n'est pas un poète « oral », encore moins « sonore ». C'est un homme de théâtre, mais un théâtre pour l'oreille. La parole y est littéralement coupée, séparée du lieu où le sujet cherche à se dire, c'est-à-dire le corps.
Cette position refend totalement la vieille dualité poésie écrite/poésie sonore. Le son, la voix, par eux-mêmes peuvent bien contester la suprématie de l'écriture, la fantasmagorie de l'« écrit » comme étant en fait une sublimation. Mais en quoi la question de la langue (c'est-à-dire des langues), et du corps traversé de langue, est-elle réellement assumée ? La poésie « orale » se spécifie, précisément, de ce qu'elle ne rejette pas l'écriture (et pas davantage le son, la voix, que le « sens ») mais au contraire l'impose intégralement, si l'on peut dire, en même temps qu'elle expose le corps du poète lisant, jouant, récitant, etc. Celui-ci peut bien, librement, se montrer immobile, impassible (P.-A. Gette), ou bien au contraire férocement agité (Giorno), dès lors que le texte lui-même s'impose dans sa singularité : nous dirons, métaphoriquement, qu’il fait masse, qu'il pose le corps du poète en lui posant problème, en court-circuitant le schéma corps-langue. Il faut donc des textes « forts », qui en « remontrent » à la fois à la poésie « poétique » et au corps du poète lisant ; les textes et les auteurs concernés ont tous quelque monstruosité à produire ; leur seul régime est celui de l'excès. Des textes qui, certes, ne se suffisent pas de la page blanche, qui attaquent le papier, demandent à percer leur propre secret en se montrant au public. A des titres divers les textes de John Giorno, Michèle Métail, Christian Prigent, Jean-Pierre Verheggen, Charles Pennequin ou Christophe Tarkos demandent – c'est ça ou rien – à être lus, produits, confrontés devant un public. Cela dépasse infiniment le rapport à la voix.
Le « problème Robinet »
Même si Alain Robinet n’est pas un auteur aussi connu ou reconnu que les noms cités précédemment, il nous apparaît comme l’un des plus singuliers et incontestablement le plus …problématique. A vrai dire le « cas » d’Alain Robinet ne nous pose pas seulement un problème, mais plutôt une suite (voire une fuite) continue de problèmes. Pour commencer il ne se définit pas spécifiquement comme un poète oral, un récitant de texte, bien que ses textes mettent en avant de manière évidente une forme d’oralité plutôt corsée. Mais ses productions possèdent aussi bien une dimension visuelle et graphique très marquée, et pourraient relever de plein droit de la poésie visuelle ; par ailleurs Alain Robinet est peintre. Si le concept de « non-littérature » existait – comme une sorte de variante du concept de « littérature mineure », lequel déjà a fait son chemin – nous y inclurions à coup sûr l'œuvre de Robinet : écriture mineure, minoritaire, pour une littérature en déclin, déclinante. A décliner l'invitation (toujours pressante) de la littérature, Robinet n'en a pas moins de cesse de ne pas cesser d'écrire, ce qui prouve bien la souveraineté de sa position. C’est un fait que cette entreprise d'écriture, depuis tout ce temps, frappe quand même par sa solidité, voire son sérieux – peut-être parce qu'elle a su miser, depuis le début, sur une certaine faillite ?
L'œuvre écrite d'Alain Robinet surprend d'abord par son ampleur et sa dispersion dans un nombre invraisemblable de revues, de lieux très diversifiés et considérés comme plus ou moins « parallèles ». Il faut dire que Robinet est un écrivain tout à fait impossible à classer, en dehors de toute assimilation et tout carcan idéologique, fût-ce celui d'une hypothétique avant ou arrière-garde « néo-textualiste ». Ses relations privilégiées avec feu les revues Textuerre et TXT à cet égard, ne sont pas en soi signifiantes. Si l'écriture de Robinet s'exporte si aisément, au-delà de toute compromission (?), ce ne peut être qu'en raison de sa singularité et par conséquent sa dispersivité propres. Intouchables car inqualifiables, les textes de Robinet nous tiennent en respect tout en respectant eux-mêmes une certaine distance – comme un vis-à-vis. « Il faut donc varier les angles d'attaque, occuper le terrain selon les passages dans les revues, nombreuses à une époque, pour multiplier les coins à enfoncer : se faire, par exemple, une voix sous le masque » confie Robinet. Or cette façon de se répandre, de s'expatrier, de s'excéder « sans céder » est nullement d'essence « littéraire » : cela brise l'œuvre dans l'œuf.
La fonction des « Morceaux choisis » (A. Robinet, Morceaux choisis, Les contemporains favoris, 1993) n'est pas différente, en projetant la clôture d'une œuvre qu'elle rend tout d'un coup impossible. Choisir des « morceaux » dans la masse hyper-émiettée des écrits de Robinet, qui s'assemblent plus qu'ils ne se ressemblent – solides non solidaires –, ne peut avoir pour effet immédiat qu'une chosification accrue, une élémentarisation. Cela va plus loin que la simple fragmentation (d'où l'on part, de toute façon), érigée ci et là en esthétique, pour servir finalement d'alibi à un retour plus ou moins prévisible à la chose littéraire. La chose de Robinet est d'une tout autre f(r)acture : elle brise l'extrait même (dont se réclame aussi bien le concret de la « poésie concrète ») pour laisser place à des machins qu'on pourrait appeler des « objets partiels de langue ». Ces objets partiels (à quelque niveau qu'on les retrouve) ont cette vertu de naître avec un découpage inconnu des oppositions de la linguistique, a fortiori de la poétique, et même du bon goût bien connu des éditeurs... Comme l'écrit Robinet, ils jaillissent « résonnant de pulsations sonores ductiles, passant des uns aux autres par assonances bègues, condensations borgnes, agglutinations approximatives » – de quoi y perdre son latin comme sa science du signe.
A ce propos, l'on ne s'arrêtera pas à l'objection d'illisibilité, puisqu'il est clair que tout ce qui est difficile, tant soit peu théorique ou artistique, apparaît vite comme illisible aux yeux des fainéants (entendre: le public cultivé). Cela dit, il est vrai que Robinet, c'est du chinois. Tout y est fait pour dissuader une lecture linéaire et purement jouissante, et c'est bien cela que l'on pourrait lui reprocher : ne pas nous laisser jouir en paix. Il faut voir comment l'auteur nous dépossède de notre ultime privilège, savoir notre position (trop) confortable de lecteur. L'on s'estime donc trompés, non sur la marchandise (libidineuse à souhait), mais sur le procédé. Car l'effet de bourrage propre à ces textes – des plus « phonétiques » aux plus « métonymiques » – consiste à brouiller les pistes de telle sorte que le lecteur ne se reconnaisse plus comme tel. Il lui faut se resituer sans cesse, se redéfinir, se mettre en cause, c'est à-dire se compter lui-même dans un jeu dont il est en quelque sorte le gage – voire la gageure – ; au point de se demander, un peu ahuri, si quelque chose, de lui ou du texte, ne serait pas de trop. (Le même effet est produit, par exemple, avec les textes de Gertrude Stein, de Sade – et bien d'autres.)
Le style Robinet ne se laisse qualifier, physiquement, qu'en termes de vitesse : lenteur et vitesse comme uniques déterminations de la fluance, accélération/ralentissement, vitesse é-norme, fracturante sur les tissus conjonctifs mêmes. Il y a d'abord un effet primaire de lenteur qui gélifie le texte (et refroidit le lecteur), fait gluance et masse, accumulation par concaténation, écrasement par ressassement, etc. Puis un effet de vitesse d'abord lié à la réflexion et à la représentation du texte, puis du procès d'écriture lui-même : l'effet-vitesse n'est autre que celui de la lecture, théorisant voire fictionnant l'écriture elle-même. Concrètement, ce sont toutes les stratégies de distanciation, de provocation, de mise en abîme, et généralement de publication. Par exemple, qui écoute Robinet après avoir l'avoir lu ne manque pas d'éprouver un second choc contraire : on n'y retrouve aucune des « éructations ivres ou déchaînées » (Jacques Demarcq) attendues, mais d'une voix détimbrée une litanie comparable à celles des moines tibétains.
Visiblement donc, l'écriture robinétienne propose une réduction des éléments phonématiques, syntagmatiques et prosodiques à un jeu de pulsions, ce qui suppose une certaine « danse du vide ». Et aussi un certain nombre d'excès, visuels et sonores, que l'on peut relever brièvement. Car, n'est-ce pas, « il s'agit toujours de perpétrer un attentat, de rejouer un meurtre contre les textes de la loi (mots de la tribu) » (Robinet). Il y a d'abord « la jouissance subversive de tracer des lettres, des caractères, de les bricoler, de les malmener » (id.), tout l'aspect faussement « poésie visuelle » de cette production, qui ne « concrétise » rien (poésie concrète) mais a visiblement pour ultime ambition le remplissage, l'occupation totale de l'espace proposé. Même nostalgie et réappropriation (rejouée) du « flux jouissant de la voix de la mère (...), en somme ce qui a trait avec un stade pré/post lingual dont les lallations, etc. détruisent LA signification et font apparaître la force énonciatrice, solitaire » (id).
C'est cette solitude que l'on éprouve aussi à tenter la lecture, à se laisser tenter par elle.
dm
(Lette de Gilles Deleuze à Alain Robinet, suite à sa lecture du livre "Morceaux choisis" édité aux Comtemporains favoris, où figurait également la deuxième partie du texte ci-dessus en guise de Préface.)
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