Comment je suis devenu radio-activiste au début des années 80. Réponses à des question de Tristan Koreya

 


Tout a commencé à Périgueux par le vol de ma mobylette (modèle motobécane "orange", cultissime) en janvier 1975, mon année de seconde au lycée... et par le cinéma amateur. Par dépit, frustration, et grâce à l'argent de l'assurance, je me suis acheté une caméra super 8 plutôt performante, et je me suis mis à tourner des courts métrages, essentiellement des films d'animation (technique de l'image par image, littéralement) parfaitement débiles, systématiquement inachevés, dont l'inspiration était vaguement surréaliste. Mon intérêt premier, sinon pour la musique expérimentale, du moins pour le ready-made sonore provient de ce besoin de fournir des bandes-son à ces fameux courts-métrages, activité que j'ai poursuivi jusqu'à la fin de la première. J'allais dans les endroits les plus divers pour collecter des sons pour le moins exotiques. Cour de récréation, supermarchés, cinémas porno... C'est exactement comme cela que j'ai procédé 10 ans plus tard lorsque je confectionnais certaines ambiances sonores pour l'émission l'Oreille cassée, voire certains morceaux de "Appelez-moi un docteur !".

A partir de 1980 je résidais à Bordeaux (pas moins de 5 logements successifs), j'étudiais les lettres modernes et la philo à la fac, j'allais beaucoup au cinéma et aux concerts de rock (Stranglers...). Mais surtout je lisais beaucoup de poésie, des revues de poésie... et c'est ce phénomène éditorial plutôt marginal et confidentiel qui m'a fait découvrir le mail-art. Ce fut un véritable déclic parce que j'ai découvert avec le mail-art tout un système de communication parallèle et underground, d'individu à individu, avec cette particularité - ayant presque valeur d'axiome - qu'il mélangeait allègrement tous les genres d'expression et tous les styles. Quelque chose de brut, anarchique, jouissif, qui convenait bien à mes goûts surréalistes voire dadaïstes en matière de poésie et d'expressions graphiques, mais qui surtout mettait en avant l'acte même de publier, emballer, expédier, diffuser, communiquer...

Dès les premières années de mon séjour à Bordeaux je réalisais avec quelques amis étudiants une revue de poésie nommée "Passagère(s)". Mais après 4 ou 5 numéros j'ai vite délaissé ce format à mon goût trop convenu pour me tourner vers le mail-art, et c'est ainsi qu'est née La Poire d'angoisse... fanzine hebdomadaire paraissant tous les lundis à midi et expédié à quelques dizaines d'abonnés, au début. Grâce aux réseaux de mail-art je recevais beaucoup de contributions (ma boite à lettres dégueulait d'enveloppes et de cartes bizarres) du monde entier, et je me suis vite aperçu qu'on ne pouvait pas, dans ce "milieu", séparer les artistes de la lettre, du collage, du graphisme, et les artistes musiciens... La plupart des "expérimentateurs" avec qui j'étais en relation faisaient tout cela à la fois, parce que la notion de "talent" (compétence, maîtrise, etc.) appliquée à telle ou telle expression artistique n'était plus vraiment pertinente. Il me semble que tous ces gens-là étaient plutôt des "génies sans talent", pour reprendre l'expression de Robert Filliou, pris dans une sorte de maelstrom créatif contagieux.

Mais c'est évidemment discutable et cela reste (et restait) un point de tension, voire de friction. Dans mes revues (LPDA, puis - parallèlement - Tuyau-Quotidien, Chats avalanches), outre les mail-artistes confirmés, "tolérants" par nature, c'est bien moi qui en tant qu'"éditor" procédait aux (rares) sélections, mélanges, organisait des rencontres inattendues, des chocs entre des styles parfois très différents. Je faisais se rencontrer des artistes industriels avec des graphistes au style "aztèque", des poètes adeptes du collage avec des écrivains oulipiens. La présence d'écrivains bordelais (plutôt néo-classiques) comme Michel Ohl, Michel Valprémy ou Jacques Abeille, qui m'ont accompagné très longtemps dans cette aventure, n'était rien moins qu'improbable et incongrue. Et bizarrement cela fonctionnait. Mais certains artistes plus ombrageux, un brin élitistes, pouvaient se montrer plus circonspects...

Les choses se sont passées rigoureusement de la même façon, pour moi, avec l'aventure des cassettes, des sons, de la musique, et surtout de la radio.On ne soulignera jamais assez l'incidence majeure qu'a pu avoir, non seulement sur la diffusion, mais sur la création musicale indépendante et expérimentale, l'explosion des radios libres au début des années 80 en France. Je parle des "radios associatives" avant que celles-ci ne soient transformées (et aseptisées) très rapidement en "radios commerciales". En tout cas à Bordeaux, pour ce qui me concerne, il y avait notamment La Vie au Grand Hertz. LVAGH a représenté pendant quelques années un creuset d'initiatives et de créations radiophoniques particulièrement fécond. Je citerais juste "Inhibition 93" (l'émission d'André Lombardo consacrée aux musiques industrielles et contemporaines) ou "Mélodie massacre" (punk hard-core), et deux ou trois autres émissions remarquables dont j'ai (malheureusement) oublié le nom. Parallèlement, toujours à Bordeaux, se déroulait annuellement le festival "Divergence(s) Division(s)" et paraissaient plusieurs fanzines de très belle facture, au premier rang desquels "Hello Happy Taxpayers". Plusieurs rédacteurs de cette revue comptaient parmi mes amis personnels, c'est ainsi que j'ai assuré pendant quelques temps, pour cette revue, une chronique de compte-rendus portant sur les fanzines en tous genres et les cassettes.

Si je recevais bientôt autant de matériels sonores que de publications papier, c'est parce que la direction de la LVAGH m'avait confié un créneau de 2h hebdomadaires (le dimanche de 22h à 24h), ce qui m'a permis de réaliser l'émission "L'Oreille cassée". Mon projet était de faire se rencontrer la poésie sonore avec les musiques industrielles (A.I.Z. par exemple), concrètes et expérimentales... Je lançais des appels à contributions tous azimuts et je recevais pas mal de matériel du monde entier, y compris parmi les mail-artistes collaborant initialement à la Poire d'angoisse (Zan Hoffman, Jupiter-Larsen, John M. Bennett, par exemple, et parmi les français Laurent Pernice, Jean-Louis Houchard, Christophe Petchanatz, etc.). Parfois j'invitais des poètes qui proposaient des lectures en direct. Dans tous les cas, à la technique comme pour l'animation, j'étais seul à la manœuvre tout au long de l'émission.

Parallèlement j'ai lancé le label "Que faisiez-vous derrière l'oreille", exactement dans le même esprit de rencontres improbables entre poésie, musique et ready-mades sonores. A vrai dire la formule n'était pas si aisée... Dans le petit monde (et vaste à la fois, car international) de l'underground musical, l'on retrouvait en réalité les mêmes crispations et parfois la même intolérance que dans le milieu des grands médias (celui où un petit nombre s'adresse au plus grand nombre, le grand public). C'était parfois difficile de faire accepter la présence de poètes sonores (eux-mêmes aux styles potentiellement fort éloignés) dans une compilation de musique industrielle. J'avais pour ma part "théorisé", si je puis dire, un certain radicalisme de l'hétérogénéité dans ce que j'ai appelé "la poésie élémentaire" - le terme est emprunté au poète-performer Julien Blaine, et dans l'esprit je me réclamais essentiellement d'un Robert Filliou et plus généralement de Fluxus. Pour moi, qui venais des études littéraires et de la philosophie, j'avais une "révolution culturelle" personnelle à accomplir, je voulais en finir avec le couple populisme/élitisme en arts, avec le culte de l'Œuvre aussi bien que de l'Auteur, au bénéfice de la création permanente et du ready-made généralisé. Aussi - c'est ce qui n'était pas forcément compris ou partagé par tous - l'on retrouve une constante dans mes productions (textuelles, visuelles, sonores, éditoriales en tous genres) de cette époque, à savoir une certaine distance (le "principe d'équivalence" de Filliou), une ironie, un esprit de parodie... Et toujours l'action, la performance, plutôt que la perfection dans le résultat, le volatile plutôt que le durable dans le temps. Normalement, mes productions de cette époque auraient dû disparaître, se faire oublier...

Visiblement, ce n'est pas tout à fait le cas (inévitablement, puisque dans mon rôle d'éditeur ou de producteur, je supportais aussi et surtout le travail d'autrui) ! En qui concerne le label "Que faisiez-vous derrière l'oreille", je reste fier d'avoir mis la main sur des pièces extrêmement rares, comme des enregistrements introuvables d'Altagor (poète sonore), de François Augiéras (écrivain "maudit" périgourdin), de Alain Gibertie (performer à la vie/à la mort). De même la K7 solo du compositeur Patrick Camus me parait également très intéressante. Ma réalisation solo "Appelez-moi un docteur !" peut se décrire comme un collage sonore expérimental, un montage de pièces sonores surréalistes (des enregistrements d'émissions TV stupides ou bien des sources personnelles) et bruitistes. Pour ce dernier aspect, on peut parler d'audio-art, au sens propre, puisqu'une partie a été créée grâce aux piles défectueuses de mon lecteur de cassettes (que j'ai utilisé jusqu'aux derniers "râles"), connecté à des fréquences radios elles-mêmes bizarres. Il en ressort un continuum sonore comme venu d'outre-tombe ou bien d'une autre galaxie !

Durant toute une partie des activités précédemment décrites, mon statut social était celui d'étudiant (première partie des années 80) puis de directeur d'entreprise (deuxième partie des années 80) : j'exerçais la noble et légendaire profession de "marchand de sable" ! (Passons.) J'ai définitivement arrêté du jour où j'ai intégré l'éducation nationale.

Au début des années 90 j'avais remplacé les revues et les fanzines (et, depuis longtemps, l'émission de radio, n'habitant plus à Bordeaux) par la création d'une maison d'édition "Les contemporains favoris", d'abord consacrée à la poésie et à la littérature expérimentale. Le premier volume (un recueil de "Morceaux choisis" parodiant les fameux classiques Larousse) fut consacré au poète et poly-artiste Lucien Suel. Ces éditions existent encore et se sont davantage orientées, au fil du temps, vers la psychanalyse et la philosophie. En somme mon entreprise d'éditeur et de producteur underground, celle des années 80, s'est achevée avec le sentiment que l'expérience avait suffisamment porté ses fruits, en ce qui me concerne, et qu'il fallait passer à autre chose. Cependant un fil rouge ne s'est jamais rompu : subsiste jusque dans mes recherches philosophiques actuelles un intérêt pour l'expérimentation formelle, jusqu'aux limites de la lisibilité (textuelle, visuelle ou sonore, et maintenant conceptuelle).

Didier Moulinier, le 27 avril 2025


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